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25 novembre 2022 5 25 /11 /novembre /2022 19:21

Éplucher les 3 000 articles parus en ligne depuis le numéro 4, « Gilets Jaunes : un assaut contre la société », fut une expérience troublante. Dérouler le fil de ces trois années écoulées, c’était aussi se confronter à la confusion, à l’écrasement et à la défaite, même temporaires. La résistance pugnace de la ZAD, le débordement de la gauche sclérosée lors de la loi travail, le cortège de tête qui réinvente la rue, l’audace des Gilets jaunes qui fait blêmir le pouvoir, et puis l’entonnoir de la pandémie, les attestations de sortie, l’enfermement chez soi, le resserrement partout, le pass sanitaire, le télétravail, la peur, la confusion. On aura rarement vu un horizon aussi brutalement réduit. Il a bien fallu croire au monde d’après, à ce que la suspension générale permettait d’enfin voir, le Covid-19 ne venait-il pas violemment et globalement nous dessiller quant à l’état général d’un monde que l’on avait méticuleusement œuvré à rendre invivable et mortifère ? Sauf que la lucidité est peu de chose, le pouvoir le sait, quand les dispositifs de contrôle et de discipline tiennent chacun là où il est, seul au milieu de tous. Et puis il y avait les écrans pour nous consoler et achever de nous décomposer. Nous n’avons certainement pas encore pris la pleine mesure de ce que l’épidémie de Covid a altéré en nous, dans notre rapport aux corps, aux autres, à la mort et de ce qu’elle est venue accélérer dans les techniques de pouvoir, la cybernétique et l’extraction de valeur à chaque instant, chaque clic.

Et puis nous nous sommes réveillés un matin de mars et l’état d’urgence pandémique était « terminé », nous n’étions plus en guerre contre le virus mais contre l’armée russe qui venait d’envahir l’Ukraine. Si l’élément déclencheur était tout autre, la sidération était à peu de chose près la même. Les experts en géopolitique se sont assis à la place des épidémiologistes et nous, nous sommes restés collés à nos écrans. La centrale nucléaire de Zaporija se fait bombarder tandis que Netflix propose désormais un tarif avantageux en échange de quelques publicités. Le prix des livres explose car les papetiers ne peuvent plus payer leur facture d’électricité et doivent désormais fabriquer des emballages pour Amazon afin de survivre. Il fait 30 degrés en octobre, c’est toujours ça de pris sur les 19 en intérieur que recommande le gouvernement.

Le gouvernement justement, qui a su se faire réélire malgré une détestation générale et au prix d’une fascisation extrême du débat public. Les élections ont joué leur rôle : produire le sentiment qu’une voix seule et isolée pouvait peser quelque chose, qu’il s’agissait donc d’être responsable, de jouer le jeu et de miser sur le moindre mal. Certains, y compris parmi nous, ont tenu à y croire. On n’est jamais mieux déçu que par soi-même.

Dans ce numéro de lundimatinpapier, nous proposons de prendre l’époque à rebours, de partir de tout ce qui, au cœur de la catastrophe, a tenu, résisté, percé et traversé l’écran de fumée de l’impuissance. Le soulèvement George Floyd au cœur de la pandémie et de la plus grande puissance économique mondiale, les parapluies de Hong Kong, les marées humaines au Chili, la rage au Liban et l’occupation du palais présidentiel au Sri Lanka. Nous avons essayé de récapituler tout ce qui pouvait nous servir de piste pour bifurquer. Tout ce qui, sachant qu’il n’y a plus rien à attendre, cesse d’attendre. Depuis nos sursauts comme de nos échecs, affiner et partager nos perceptions, nos analyses. Déblayer le champ de bataille pour distinguer la configuration des hostilités. Pour cela, s’entremêlent à dessein des textes théoriques ardus, des récits personnels aussi bien que de la poésie. Nous tenons cette conviction profonde que le sensible circonscrit l’éthique, et que c’est depuis l’éthique que se détermine la confrontation politique. On pourrait d’ailleurs le dire plus simplement : c’est parce que cette époque nous est insupportable que nous la combattons.

Notre pari reste le même. Par-delà l’immensité du désastre et la toute-puissance du monde de l’économie qui le soutient, l’ordre des choses n’a jamais été aussi branlant. Il ne tient même qu’à un fil : que nous acceptions tous et chaque jour un certain degré d’humiliation. D’être usés et utilisés, exploités et anesthésiés. Le capitalisme n’est finalement que cela : l’organisation méthodique et policière de l’humiliation, la mise en concurrence de la tristesse de chacun.

Notre parti reste toujours le même : depuis là où nous sommes, partir de nos refus comme de nos attachements pour trouver les moyens de se dégager des dispositifs de pouvoir tout en constituant des existences et des mondes que nous sommes prêts à défendre. Se faire confiance. Ne jamais oublier que la lucidité et la vérité ne se donnent pas mais se partagent. Que la tristesse, l’impuissance et le ressentiment sont toujours la marque d’une percée ennemie. Réfuter la gauche et ses illusions bon marché, la norme autant que la marge, l’avant-gardisme et ses satisfactions creuses. Partager les mots pour ce que l’on vit, les stratagèmes par lesquels on fuit. Bricoler des choses qui autorisent à en casser d’autres, provoquer les conditions propices à l’audace et au courage. Étendre l’autonomie, reprendre l’offensive.

Paris, Toulouse, Lyon, Rennes, le 27 octobre 2022

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