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16 janvier 2023 1 16 /01 /janvier /2023 11:32
Camille de Toledo : « Nous tombons des hauteurs de la vie narrée. Et nous cherchons d’autres appuis, pour reprendre pied » (Une histoire du vertige)
 Une histoire du vertige © éditions Verdier

Indubitablement, Une histoire du vertige de Camille de Toledo, qui paraît chez Verdier, s’offre comme l’une des plus remarquables et stimulantes réflexions de ces dernières années. Livre adressé, narration des narrations, Une histoire du vertige revient, à la lumière de la littérature, sur nos temps présents pour comprendre ce vertige, ce sentiment d’effondrement par lequel l’homme détruit ses appuis terrestres. Essai écopoétique, Une histoire du vertige dresse le sombre tableau des fictions qui ont confisqué le monde et ont fini par le détruire. Peut-être s’agit-il ici d’un essai de critique épique, premier du genre et ouvroir potentiel à un renouveau critique. Autant de perspectives ouvertes par un grand entretien avec Camille de Toledo autour de ce livre clef.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre puissante Histoire du vertige qui vient de paraître aux éditions Verdier. Cette histoire est née, précisez-vous, en 2017 à l’occasion du cycle de conférences sur le vertige à la Maison de la Poésie en partenariat avec Diacritik puis s’est développée sous la forme d’une thèse. Mais comment s’est imposée à vous la nécessité de vous interroger sur la question du vertige ? Comment pouvez-vous, pour nos lecteurs, définir ce que vous entendez par vertige ? Pourquoi son histoire est devenue urgente, notamment au regard des enjeux écopoétiques ?

On dit tenir parole, n’est-ce pas ? Je crois que je m’interroge depuis longtemps sur cette dimension du langage. Tenir parole. Tenir à la parole. Tenir aux mots. Les mots et le langage comme des appuis qui peuvent trembler. Qu’est-ce qui arrive quand ça ne tient plus ? Quand cet appui des mots, du langage, des histoires tissées à partir du langage ne tient plus ? D’où tombons-nous ? Et à quoi peut-on se raccrocher si ce n’est à d’autres mots, d’autres histoires… Je m’interroge sur cette chute des langues depuis longtemps. Le Hêtre et le bouleau, en 2009, se finissait sur un texte qui portait le titre suivant : l’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige. Déjà, cette dimension du vertige, à partir de tout ce qui a été détruit au nom et à partir des fables politiques du XXe siècle. Je ne pense pas que l’on puisse se relancer dans le langage, dans la production de fictions au XXIe siècle sans en passer par un verdict brutal. Nos habitats linguistiques détruisent la vie, produisent la guerre, organisent le détachement, la séparation, l’oubli. Mais la beauté, malgré tout, qui rejaillit de ce diagnostic, c’est que la langue est un pharmakon : elle détruit et elle sauve, selon l’usage que l’on en a. Les langues de 1984, le livre d’Orwell, ou celle du Zéro et l’infini de Koestler, sont des variations sur les encodages qui tuent, qui meurtrissent et anéantissent la vie. Klemperer qui connait une nouvelle saison de gloire depuis le début du XXIe siècle, que l’on relit à la lumière de ce qui nous arrive, a bien exposé cette puissance destructrice du langage.

Avec cette histoire du vertige que je n’ai cessé de travailler au fil de mes livres, j’offre une lecture plus corporelle, plus physiologique de nos habitats narratifs, en langues. C’est une rupture avec cette longue errance du pur langage qui a atteint un climax dans les années 1970 du siècle dernier. Mais j’en retiens les acquis. Oui, il y a un gouffre, une immense cassure entre la vie dans le langage et la vie nue. Chaque mot, chaque lettre est une abstraction, qui s’ancre dans nos expériences pour devenir comme un appui physiologique. Je m’attache ainsi au mot « Terre ». Mais puis-je dire que cet appui est le même que le mot Earth ou Erde ou Adama (en hébreu). Nous sommes des tissus de langue, mais dans les temps de fracas, au fil des destructions de l’Histoire, ce tissu est déchiré. Le lien entre les mots et les choses est, en somme, la première victime de cette avancée que les modernes nomment le progrès. J’ai dit une fois publiquement que j’ai grandi avec le langage comme « mensonge ». Une mère qui ment laisse des traces. Une famille qui omet laisse des traces. Et mon frère m’avait donné sa parole, aussi, qu’il ne se tuerait pas. Il n’a pas tenu parole. Notre expérience est tout entière attachée aux langages, aux codes, aux formes de narration. Et dans cette histoire du vertige, j’essaie d’approcher les fragilités de notre habitation humaine depuis ce qui ne colle pas, ce qui sépare, ce qui blesse, entre les mots, les langues, et la vie nue. Le vertige, c’est cette sensation qui apparait lorsque plus rien ne tient, parce que les mots se sont détachés de la vie. Nous sommes alors des habitants de la hauteur et quelque chose en nous tombe, tombe… Nous tombons des hauteurs de la vie narrée, racontée. Et nous cherchons d’autres appuis, pour reprendre pied.

Ce qui ne manque pas immédiatement de frapper à la lecture de votre texte, c’est combien Une histoire du vertige arpente ce que vous nommez le lieu d’une blessure. Vous en développez ainsi l’éloquent argument : « Nous tenons à des amoncellements de cartes, de codes délaissés ; et pour tenir, nous sommes à l’affût de nouveaux récits afin de retisser un lien au monde. » Avant d’ajouter ce qui vaut pour postulat de vos interrogations mêmes : « Nous vivons au lieu de la blessure, et nous cherchons à suturer cette entaille que nos existences – en tant que producteurs de fictions, de langages – ont causée. » La blessure provient, dès lors, de la manière dont l’homme, espèce narrative ou homo narrans selon votre éclairante formule, à formuler des récits capables d’accaparer, de coloniser les terres jusqu’à les détruire, les blesser.
Ma question sera la suivante : en quoi, selon vous, les hommes sont ces « habitants fictionnels » qui font de la fiction un outil de conquête du monde ? En quoi, pour vous, la Terre est dédoublée par un manuscrit que les hommes ne cessent d’écrire, ce que les Baroques du 17e siècle avaient pour habitude de décrire sous la métaphore de « Livre du Monde » ? Est-ce, dans cet esprit, que vous faites de Don Quichotte l’un des paradigmes de l’homo narrans ? En quoi les récits peuvent-ils jouer un rôle délétère ?

J’ouvre une histoire du vertige avec la figure du Quichotte, mais j’aurais pu également parler du texte biblique ou de tant et tant d’autres textes. En somme, l’équation est simple : le livre, c’est le pays dématérialisé. Le codex, c’est l’encodage de quelque chose qui survivra à sa mort. Le texte est donc cette matière errante, une sorte de sépulture qui vit sa vie propre après la disparition du référent. Les sages ont écrit, compilé, consigné le Talmud en exil. Le pays n’est plus, il faut un texte. La mère n’est plus, il faut écrire la chambre claire pour Barthes ou la Recherche du temps perdu pour Marcel. Sans cesse, ce qui meurt se sauve par l’écriture ; c’est l’équation même de la bibliothèque comme une mémoire de l’humanité. Entrer dans une bibliothèque, c’est fréquenter des morts présents ou à venir. Les mots ne sont donc jamais les choses. Le langage n’est jamais la vie. Il la rappelle, il nous la redonne, il nous y renvoie, mais il y a cette cassure que l’on ne saurait suturer. Le Quichotte, c’est le paradigme de ce sapiens narrans, cet intoxiqué fictionnel qui en vient à oublier le monde. Nous consommons aujourd’hui des fictions sur les plateformes ; nous sommes des Quichotte qui avons perdu le lien à la vie et la retrouvons dans des histoires. Les heures passées devant des séries ne cessent d’augmenter. Et comme un chiasme nécessaire, les espèces ne cessent de disparaitre. Et je cherche dans une histoire du vertige à saisir les contours de cette habitation fictionnelle en faisant le lien avec la crise de la Terre. Comment le sol s’érode, comment le lien entre les mots et les choses est entamé, à l’image d’une corde qui va rompre et que nous serrons dans nos mains d’autant plus intensément qu’elle menace de lâcher.

Dans le sillage de vos précédentes réflexions, notamment Le Fleuve qui voulait écrire, votre réflexion s’oriente désormais vers une définition écocritique du monde : les narrations qui constituent l’homme et que l’homme constitue pour asseoir sa domination ont fini par avoir raison de l’écosystème. En ce sens, Une histoire du vertige n’organise pas uniquement la saisie du rôle narratif de l’homme : il en acte l’écocide par les récits successifs dont il a pu se parer. Le but serait désormais, selon vous, de se réattacher au monde. Comment ainsi se réattacher au monde comme vous le suggérez ? En quoi l’homo narrans en tant qu’instance narrative joue-t-il un rôle manifeste dans l’épuisement des formes de vie et dans la destruction de l’écosystème ?

Dès 2002, dans mon premier essai dont je ne cesse de reprendre l’écriture, j’en appelais, dans le sillon des mouvements dits altermondialistes, à une « nouvelle incarnation ». Je parlais déjà des liens, des attachements, face à un texte – une économie politique – qui détruit la vie. Lorsque des corps dans la révolte bloquent les flux de la marchandise, ce sont des vies qui parlent du gouffre, de la cassure, du vertige entre l’expérience de la vie nue et les encodages qui nous emportent, nous gouvernent, nous envoutent, nous prennent nos forces. Dans des fictions comme L’inversion de Hieronymus Bosch (2004) ou Vies et mort d’un terroriste américain (2007), j’avais imaginé ce personnage du « Moine » qui revendique les drames du climat : les tornades, les ouragans ; qui fixe une intentionnalité aux comportements des entités de la nature. La dimension de l’écocritique est présente dans mon travail et dans l’histoire littéraire bien avant que le mot n’apparaisse. On peut comprendre l’apparition du savoir romantique au XIXe siècle comme une écocritique des encodages abstraits de la Révolution française. Bien des courants socialistes et éco-socialistes – je pense à William Morris – en contrepoint des révolutions industrielles ont porté également cette conscience de la cassure entre les textes-cadre de l’organisation économique et sociale et la vie. Dans Une histoire du vertige, je cherche, j’explore, à partir de certains textes-jalon les deux visages du langage, des mots, de la narration : le visage de ce qui détruit et le visage de ce qui sauve. Je cherche à saisir ce qui blesse le monde à partir de cette séparation des codes et de la vie. Dans le Fleuve qui voulait écrire, il était beaucoup question de droit. L’écriture de la loi engage des conventions, des normes qui bien souvent violentent la vie. Et le cœur de la dramaturgie de ce livre visait à passer d’une langue – d’un texte – qui objétise les entités de la nature à une langue – juridique – qui reconnait la subjectivité, les valeurs de ces entités, pour défendre leurs puissances d’agir. Je crois qu’avec Une histoire du vertige, je reviens plus au côté obscur de la langue ; à la façon, en effet, dont tout signe détaché de la vie présente un penchant criminel.

Camille de Toledo © Jean-Philippe Cazier

Ce qui est remarquable dans Une histoire du vertige, c’est aussi bien la narration à laquelle vous-même vous vous livrez : votre livre se présente en effet comme une manière de synthèse historique qui traverse des siècles de narration pour produire non pas uniquement une thèse mais, par-dessus-tout, une véritable synthèse. Loin de souscrire uniquement à un registre didactique, Une histoire du vertige déploie, par sa vitesse d’énonciation, une manière d’épique de la littérature. Ainsi, plutôt que citer, vous préférez raconter la littérature dans un but qui se donne comme une politique de la matière et de l’intellection de la matière par les récits puis, dans un second temps, par la littérature qui prend en charge la mise en évidence critique de ces récits. Ma question ici sera double : diriez-vous ainsi qu’Une histoire du vertige s’offre à son tour comme une cosmovision en soi d’un monde raconté de manière épique et critique depuis la littérature ?

Une histoire du vertige est un livre adressé, il prend appui sur un ami, une amie, pour se raconter, pour avancer dans le récit sous les yeux d’un témoin. Vous avez raison, je crois, il a pris au fil du travail une dimension épique : c’est en quelque sorte l’épopée de ce sapiens narrans qui est contée. Dans le travail de recherche préalable, il s’agissait plus pour moi de présenter des cas : le cas du Quichotte, le cas de « la carte de l’Empire » chez Borges ; le cas Claudio Magris et son Danube ; le cas Glissant et sa poétique de la relation, le cas Moby Dick de Melville ou le cas Pessoa… Mais en tissant les « cas » entre eux, en finalisant le livre, j’en suis venu en effet à raconter le temps long. Je suis de façon générale toujours appelé par le temps long. Mon père ne jurait que par Braudel et nous offrait toujours de vastes synthèses. Le temps court, il me semble, nous rend idiot ou fou. Nous finissons par voir de la nouveauté là où il n’y a qu’une reprise ; ou de la rupture là où il n’y a qu’une constante de la rupture. Ce qui apparait, il me semble, dans une histoire du vertige, c’est que nous vivons toujours dans le monde d’après du langage ; et toujours, nous sommes en quête de la vie, de l’expérience, en cherchant à sortir du clos de la langue. La cassure entre nos habitats narratifs et la vie est très ancienne. Simplement, elle a pris une tournure extrêmement violente : la crise du vivant et de la Terre sous l’emprise des encodages humains du monde.

Ce récit de la littérature que vous produisez conduit à reconsidérer le rôle même de la littérature qui se donne comme le récit après coup de mutations sociales et écologiques. Ce nouveau rôle de la littérature reconsidère la littérature elle-même dans sa puissance d’évocation puisqu’elle est l’outil majeur, avec la peinture également, d’un état des lieux du monde. Mais cet état est toujours oblique : chez vous, la littérature suggère, elle a une puissance d’évocation qui s’établit sous le jour constant de l’allégorie critique. Diriez-vous ainsi, de Don Quichotte jusqu’à Moby Dick, la littérature s’appréhende comme une allégorie active du rapport de l’homme au monde dont le rôle du critique est de livrer la narration ?

Je ne suis pas certain que le terme « allégorie » convienne. Mythe, légende… peut-être plus. Écrire les légendes, repartir des mythes littéraires pour voir ce qu’ils ont encore et toujours à nous dire : de l’histoire de nos destructions, notamment. J’ai un rapport au texte – comme on le voyait dans Vies pøtentielles – qui vient d’une longue tradition : celle du commentaire des textes sacrés. Je pense que même dans le domaine laïque, sans sacralité de croyance, le langage engage toujours une forme de foi : un enfant, quand il apprend à parler, est amené à croire au langage. Si une mère ou un père ment, l’enfant va vivre dans la cassure du mot et de l’expérience. Il faut parfois des années – et bien souvent, on n’y parvient pas – pour retisser les liens entre les mots et la vie. Lorsqu’on vit en exil, dans un pays qui rompt avec le code de la langue maternelle, c’est une autre espèce de rupture entre le code et la vie, où grandit souvent la nostalgie, qui est cette tentative pour recréer un lien perdu. Une histoire du vertige hérite de cette forme. J’y traite le Quichotte ou une nouvelle de Borges ou un livre de Faulkner ou de Melville à la façon de textes sacrés qui cachent des significations toujours à venir. Dans la pratique du commentaire hebdomadaire de la Torah, pour la parasha de la semaine, on procède d’abord par une reprise de l’histoire : il faut raconter. La pensée est liée à la narration ; il faut en quelque sorte bégayer l’histoire, la reprendre afin d’en faire jaillir des significations pour la vie actuelle. J’aime bien aussi noter qu’à l’époque où la Grèce antique invente la pensée abstraite, les consignes dans le monde hébraïque pour éviter la disparition sous l’influence grecque reviennent à s’arrimer, s’attacher au script, aux narrations pour continuer à penser. C’est la forme si singulière des sages du Talmud qui ne cessent de remplir les ellipses du narratif biblique en en dégageant des histoires, des concepts, des lois. Je crois qu’intuitivement, je fais ça avec la littérature. C’est aussi ce que mon père faisait, de manière orale, sans laisser de trace ailleurs qu’en moi et en mon frère mort.

Si Une histoire du vertige peut être à bon droit considérée comme une cosmovision critique de la narrativité humaine, ce qui est remarquable est aussi bien la manière dont votre texte s’empare du devenir de l’humanité afin de faire le point sur sa situation. L’autre titre qui vient à l’esprit des lectrices et des lecteurs assez rapidement est une expression que vous employez et qui revient à intervalles réguliers comme une scansion argumentative : « Nous les Modernes ». Diriez-vous ainsi qu’il s’agit là d’une manière d’histoire de la modernité ou plutôt d’une Après modernité, d’un moment où, après les désastres, il est temps de réfléchir à la revenue du monde, à la manière dont il doit se relever ? Est-ce que l’Après, et sa conscience affirmée, est désormais notre enjeu vital ?

Ce que je vais appeler « moderne » est sensiblement différent des acceptions que le terme a pris au fil de l’histoire. Il y a du moderne quand il y a une fracture entre une langue et la vie. Voyez ce que nous disent les anthropologues et les ethnologues sur les autres formes de l’habitation humaine – non moderne – du monde. Ce qu’ils vont étudier, bien souvent, c’est une cohérence des différents mythes et récits avec le lieu. Ce qu’ils vont décrire bien souvent, c’est aussi la blessure, l’intrusion d’autres cosmogonies – notamment, des règles modernes – dans des sociétés autres. À chaque fois, c’est un conflit d’encodages qui nait. Quand un conflit d’encodages survient, nous entrons dans une condition moderne. Quand le Temple est détruit et qu’il faut s’exiler, il y a une cassure entre le texte et l’expérience. Je dirais alors que le judaïsme entre dans sa vie moderne. Quand les sciences prouvent que le soleil est le centre de notre système stellaire, cet encodage entre en conflit avec des visions, des imaginaires du monde d’avant. Les contemporains de ces découvertes entrent alors dans une expérience moderne. C’est ce conflit d’attaches entre des régimes de vérité différents et non conciliables qui est, à mes yeux, le propre de ce que je nomme « moderne ». Le mot, chez moi, n’a qu’un rapport distendu avec les séquençages historiques dits de la « Modernité ». En ce sens, et pour en revenir à votre question, nous sommes depuis un temps immémorial dans le temps d’après. Nous sommes expulsés hors de la vie quand nous entrons dans le langage. Les mots, les codes deviennent des habits, des habitats qui portent la marque de la séparation. Ce qui frappe et qui me porte à avoir cette lecture continue de la destruction par le langage, c’est encore une fois la violence contemporaine de la fracture entre nos codes et la vie. Et c’est la découverte de ce gouffre, le simple fait d’ouvrir les yeux sur cette cassure, qui provoque à mes yeux, une accélération des vertiges.

Dans ce désir d’habiter encore l’Après, de redonner au monde la chance du monde, votre réflexion ouvre sur une piste de réflexion plus que stimulante, celle de ce que vous nommez l’espoir océanique. Vous définissez comme suit le sujet en question : « celui qui depuis la coupure moderne tente, par ses failles, de se rouvrir à un plus grand nombre d’attaches. » Que se produit-il quand l’océanique apparaît ? S’agit-il de cette anima, ces souffle et élan vitaux, en charge de répondre aux ruines du monde ?

Je raconte l’histoire du « vertige », soit l’histoire d’une sensation à la fois individuelle et collective où nous perdons nos attaches. Nous perdons notre sol, nos sols ; nos liens à la vie sont éprouvés. Quand le vertige n’est pas là, il y a ce que je nomme le sujet certain, soit un être qui ne tremble pas, qui ne vacille pas, qui est arrimé au monde, à son corps, à son incarnation et à ses appuis : un chat, un jaguar, un arbre, un chien, une plante sont à bien des égards des êtres certains, qui n’ont pas à douter de leurs appuis sémiotiques. Mais pour Sapiens narrans, il y a tous ces appuis instables, des codes, des langages, des signes qui sont reliés à la vie par un fil ténu. Notre espèce humaine dépend d’un grand nombre d’appuis sémiotiques qui sont arbitraires et branlants. Le vertige nait quand nous perdons nos attaches, soit quand les codes qui nous rattachaient à la vie tremblent ; si bien que la forme que le sujet a prise se dissout ou est menacée. Dans la multiplication des langues et des codes qui est au cœur de la vie des modernes, les appuis sémiotiques sont plus instables. Les repères changent de plus en plus souvent. C’est à bien des égards comme ça que je comprends les chimères des différentes réactions : de Donald Trump à Bolsonaro aux mouvements d’extrême-droit européens. J’en parlais déjà dans L’inquiétude d’être au monde. Ils se manifestent comme un rejet du trouble qui vient, qui est là, de l’impermanence, de l’entrelacs, de la porosité des êtres. Ils rêvent de reconstruire les catégories de la certitude. À l’inverse, celui qui accueille le trouble, l’inquiet, les vertiges du temps, de la fiction, du réel, fait une œuvre pour l’avenir. Il nous apprend à tenir dans les vertiges. Dès 2009, je parlais dans Le hêtre et le bouleau de « pédagogie du vertige ». Nous devons préparer aux vertiges, à la vie vertigineuse. C’est-à-dire nous rendre à la porosité, à l’incertitude. Le chemin de cet accord, de cette acceptation, met sur la voie de cet « espoir océanique ». Ce moment où nous acceptons ce qui a lieu depuis la vie, depuis la science, qui nous montre que nos frontières sont floues, que nous sommes de partout entrelacés, que nous dépendons les uns des autres, que nous sommes intriqués. J’ai donc une lecture très scientifique de ce motif de « l’océanique » qui est apparu dans les années de l’entre-deux guerres, au siècle dernier. Et cet océanique pointe un vertige de l’emmêlement des formes de la vie. C’est vertige de l’extase, de la sortie de soi, de l’aperture du Je au plus vaste, à l’immensité des relations.

Ma dernière question voudrait porter sur la désignation générique de votre Histoire du vertige. On a pu parler dans cet entretien d’essai mais son caractère narratif tend à faire du texte un récit. Comment qualifier ce texte qui ne porte pas explicitement de qualification générique ? S’agit-il d’une hybridité fictionnelle selon votre expression qualifiant d’autres textes selon les nouveaux regroupements bibliographiques que vous indiquez en fin de volume afin de classer les différents textes composant votre production ? Où le classez-vous ?

Il est vrai que, à la fin de l’ouvrage, je reprends le classement des livres parus depuis 2002. J’aime cette façon d’avancer en modifiant l’organisation du travail. C’est pour moi une manière de garder tout en vie ; de comprendre que tout est en mouvement, que rien n’est figé, que les livres se parlent et se répondent, au fil des années. J’ai maintenu « la trilogie européenne », et j’ai une pensée ici pour un grand éditeur, un chercheur hors norme, un ami, Maurice Olender, avec lequel je n’ai jamais cessé de dialoguer. Il est parti trop vite, il avait encore tant de rêves, de désirs de livres. J’ai aussi décidé de regrouper  les trois livres parus chez Gallimard / Verticales, car je crois que ces épopées, ces romans cherchent tous à enregistrer la vaste période d’hybridation que nous connaissons ; ce temps des montres et des catastrophes qui est le nôtre. J’ai aussi pris le parti de détourer un sous-ensemble avec les romans graphiques ; car je leur assigne la tâche de raconter le siècle passé, la matrice de notre présent, pour des « enfants à venir ». Ce groupe sur « les fantômes de l’histoire » est marqué par la présence, l’inertie spectrale du passé dans le présent. Je crois que ce livre, une histoire du vertige, rejoindra un triptyque paru aux éditions Verdier : L’inquiétude d’être au monde et Thésée, sa vie nouvelle, car il se lie à eux, il me semble, dans un cycle des tremblements.

Pour ce qui est du genre, je ne sais pas. Chaque livre, chaque matière, il me semble, doit inventer sa forme. Une histoire du vertige serait dans le monde anglo-américain considéré comme une narrative non-fiction. Il emprunte à la manière de Thésée au genre de l’enquête. Il cherche à saisir, à cerner, une suspension de la vie humaine, quand les fondations tremblent, quand ça ne tient plus. Il met toutefois en marche une adresse comme si le livre était porté par un dialogue avec une ou un ami. J’ai une idée assez précise de ce que j’ai cherché à y inscrire : une philosophie de l’histoire et du langage qui nous emmène du côté obscur des mots, des lettres, des textes… tout en creusant pour y cherche ce qui sauve : une lumière. Mais comme vous savez, je pense qu’il revient aux autres de désigner, de classer, de nommer ce que nous faisons, ce que nous sommes, ce que nous signons. Donc, je m’en remets à vous pour dire ce qu’il en est du livre et de sa forme. Et je vous remercie déjà pour cette possibilité offerte d’en parler.

Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Verdier, janvier 2023, 224 p., 19 € 50

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