C’est rare de voir les ricaneurs au premier rang. Habituellement c’est entre la fenêtre du fond de la classe et le radiateur qu’ils élisent domicile. Ils font rarement leurs devoirs. Mais, fins observateurs, ils maîtrisent parfaitement l’art du retard à l’allumage. Alors, quand on voit deux spécimens bien connus des amateurs de football s’affaler sur leurs pupitres un lundi après-midi en pleine présentation du match de Champions League opposant le Paris-Saint-Germain à la Juventus Turin, forcément, ça rappelle des souvenirs.
Il y a d’un côté l’aîné, un certain Galtier Christophe, entraîneur du PSG, à qui l’on reproche d’avoir pris l’avion plutôt que le train pour effectuer un Nantes-Paris samedi dernier. Vraisemblablement redoublant, l’ancien a bien préparé le coup : «Je me doutais que l’on allait avoir cette question-là. Pour être très honnête avec vous, ce (lundi) matin, on a parlé avec la société qui organise nos déplacements, on est en train de voir si on ne peut pas se déplacer en char à voile. Voilà.» Et l’autre, son compère, celui qui se marre, Mbappé Kylian, dont on disait le plus grand bien en conseil de classe — mais dont il faudrait surveiller les fréquentations. Mi-gêné, mi-goguenard, il abonde le gosier bien ouvert et la tête couchée sur la table. Sans doute admire-t-il l’impertinence de son camarade plus âgé. Moment de flottement dans une liturgie d’avant-match habituellement parfaitement calibrée par l’UEFA. La salle rit poliment, histoire de vite passer à autre chose. Après tout, c’est la rentrée de classe, il faut bien détendre l’atmosphère.
Le deuil de l’abondance
Sauf que la plaisanterie ne prend pas et fait depuis lundi l’objet de condamnations unanimes. Il faut dire que dernièrement dans le football le contexte est davantage à la consternation qu’à la plaisanterie : condamnation de Karim Benzema pour complicité de chantage, accès de violence dans les stades de Ligue 1, suspension de la Russie pour la Coupe du monde, salaires déconnectés de la réalité, appel au boycott de la prochaine coupe du monde au Qatar, maraboutage supposé d’un coéquipier par un autre en équipe de France et, cerise sur le gâteau, désinvolture sur le sujet du réchauffement climatique. La pression a rarement été aussi forte sur des élèves de Terminale. Et à première vue, c’est vrai qu’on peut trouver les ricaneurs indignes. A peine sortis d’un été infernal où la planète s’est mise à brûler toute seule, plus personne n’a le cœur à rire. Mais ensuite, juste après l’indignation, on peut aussi essayer de comprendre cette réaction étrange.
Posons-nous pour cela une question métaphysique : contre qui rit le ricaneur ? Le rieur, on sait. Il rit aux plaisanteries. Il est sympathique mais rarement subversif. Le ricaneur, en revanche, est beaucoup plus inquiétant que le rieur. Le rigolard du fond de la classe c’est celui à qui on ne la fait pas. Son indolence est désarmante. Aux yeux du maître, le ricaneur est dangereux parce qu’il ne rit jamais avec (c’est en cela qu’il se distingue du fayot qui cherche la connivence avec le prof à tout prix). Le ricaneur rit seul. Ou en bande. Et toujours contre. Contre nos obsessions, contre nos aveuglements, contre nos incohérences. Il ne joue pas le jeu. Son sarcasme est subversif. Il nous renvoie à nos postures d’inquisiteurs du dimanche (et jours fériés). Bref, le ricaneur c’est Roland Barthes en 1957 dans ses Mythologies : «Je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d’un sarcasme la condition de la vérité.»
Car il y a des vérités qui ne peuvent se dire que sous couvert de plaisanterie douteuse, c’est la leçon de Barthes (et de Galtier). Première vérité : on est un peu injuste avec nos malheureux footballeurs coupables de ne pas porter le deuil de l’abondance. On leur demande d’être exemplaires, comme si le football était une avant-garde chargée de mener la société vers un hypothétique bonheur collectif. Mais mettons-nous à leur place : que faire quand on est incapable de répondre à ce genre d’espoir ? Que faire quand on en a assez d’être sommé de se prononcer sur des sujets qui n’ont rien à voir avec son domaine de spécialité, tout en restant poli, bien sûr ?
Le discours d’un footballeur
Que les choses soient très claires : non le football n’est pas une avant-garde politique. C’est peut-être la seconde vérité, plus difficile à énoncer, qui pointe derrière les sourires en coin de quelques insolents. Le football appartient à la société comme l’ouvrier appartient à l’usine ou le foie appartient au reste de l’organisme. Il est à la fois spécifique (il a ses règles, ses codes) et indispensable (on en a besoin pour vivre). Comme on ne peut attendre d’un intestin qu’il se transforme en pancréas, on ne peut attendre du footballeur autre chose que des positions de footballeurs. Heureusement d’ailleurs. Faut-il pour autant désespérer ? Non, car les footballeurs s’ils ne parlent pas vraiment, disent souvent des choses intéressantes.
Déplaçons donc le problème du plan moral au plan pratique. Plutôt que de nous perdre en injonctions contradictoires et en vaines obsessions, faisons le choix de regarder froidement le réel. Et le réel, ici, dit quelque chose de pertinent. Par exemple, si l’on en croit des études récentes, l’empreinte carbone des footballeurs par personne est largement inférieure à celle des tennismen ou des surfeurs (qui voyagent plus souvent sur des vols long-courriers). Ensuite ? Que la principale source de production de gaz à effet de serre lors des grands événements sportifs n’est pas les joueurs (ou leur train de vie douteux) mais plutôt les déplacements de population venue assister à leurs exploits.
Une étude réalisée par la Fédération internationale de foot montrait que lors de la dernière coupe du monde en Russie en 2018, 73 % des 2,2 millions de tonnes de CO2 produits par l’événement provenaient des déplacements de supporters. De même, le club de Wolfsburg a rendu public le poids des transports des supporters dans son bilan carbone annuel. Verdict : 60 %. Les ricaneurs avaient raison, tout est de la faute des bons élèves, ceux qui font leur coup en douce. Le calcul de l’empreinte carbone est le seul horizon pratique de cette controverse impossible. Pour nos footeux, l’heure n’est donc plus au cours de morale mais aux contrôles de mathématiques.