Dans notre spectre mental, croissance et bien-être sont indissolublement liés. Cela nous est martelé : pas de croissance, pas d’emploi, ni de bien-être. Remettre en cause le dogme de la croissance, c’est promouvoir la «société Amish». Et, telle qu’elle est constituée, la croissance repose sur la consommation de ressources naturelles surexploitées. Bien sûr, gauche et droite se déchirent sur la répartition des fruits de la croissance, mais elle est l’objectif commun aux politiques menées par libéraux et socialistes en France et en Europe depuis des décennies. Donc, pour un politique, qui plus est socialiste, aborder ce sujet est plus que sensible. Je vais quand même essayer.
L’arrêt des gaspillages les plus visibles ne suffira pas à répondre aux enjeux climatiques dont les impacts sont déjà dévastateurs. Ils peuvent nous permettre de passer l’hiver ; ils ne nous placent pas sur une trajectoire tenable sur le plan climatique. L’enjeu, ce n’est pas 10% de consommation énergétique de moins, c’est diviser par sept nos gaz à effet de serre en vingt-cinq ans.
Consommer moins et vivre mieux
Or ces gaz ne viennent pas que du chauffage et des transports, mais largement de la masse de ce que nous consommons. Il n’y a pas de croissance illimitée dans un monde aux ressources limitées et nous consommons trop par rapport aux ressources naturelles existantes. Il va falloir abandonner l’idée confortable mais fausse que le progrès technique, la technologie, le numérique, l’hydrogène, le nucléaire, vont nous permettre de consommer toujours autant, en toute bonne conscience, juste différemment – par exemple en remplaçant toutes les voitures thermiques par des voitures électriques, parce que construire une voiture représente une part importante de son impact carbone. C’est une fable qui évite de se poser la vraie question : peut-on consommer moins et vivre mieux ?
Bien sûr, les efforts des plus riches doivent être beaucoup plus importants que ceux des familles modestes, mais la question du changement de modèle concerne tout le monde. Et le vrai objectif pour la gauche est : démontrer aux ménages modestes et moyens qu’ils ont tout à y gagner.
Des exemples ? Diviser par deux notre consommation de viande en volume au profit d’une viande deux fois plus chère mais de qualité. Diviser par deux notre consommation de vêtements, c’est-à-dire revenir simplement à la consommation de… l’an 2000. Renouveler deux à trois fois moins souvent notre électroménager, nos télévisions, nos téléphones, dès lors que des règles drastiques imposeront aux constructeurs d’en rendre possible la réparation sans limitation de durée. Imposer une norme unique de chargeur électrique universel, comme on l’a fait pour les prises électriques. Passer du recyclage à la réutilisation des bouteilles. Louer au lieu d’acheter les outils de bricolage très peu utilisés – durée moyenne d’utilisation de la perceuse : sept minutes par an… Pour les 50% de Français qui vivent en milieu urbain et périurbain proche, se passer de la deuxième voiture au profit du covoiturage, de l’autopartage, du vélo électrique, des transports collectifs.
Qui perdrait financièrement à ces évolutions ? Personne. Ce n’est pas parce que l’on achète moins de biens de consommation que l’on perd en qualité de vie. Au contraire, la société du jetable pèse lourdement sur les ménages, notamment les plus modestes. Et pourtant, ce modèle économique conduirait à produire moins, donc à avoir moins de croissance physique.
Seule la gauche peut porter cette révolution
Evidemment, cette évolution ne se fait pas en deux clics. Mais depuis quarante ans, on nous a seriné qu’il fallait «s’adapter» à la concurrence mondiale : les entreprises l’ont fait. Nous pourrons donc nous adapter à un nouveau modèle de sobriété, de réparabilité et de réutilisation. Encore faut-il pour cela renoncer à l’idée qu’il faut toujours plus de croissance et se convaincre qu’on peut créer des richesses avec moins de croissance. Seule la gauche peut porter cette révolution, car les libéraux ne le feront jamais.
Ils le feront d’autant moins que le partage est l’autre jambe du projet. Le partage des richesses est identitaire pour la gauche, mais il devient encore plus central dans ce nouveau modèle. Depuis la mondialisation libérale des années 80, les inégalités ne cessent de s’accroître. La pression mise sur les salariés intermédiaires par la concurrence libre et non faussée et les délocalisations freine la progression sociale et écrase les écarts de revenus de 80% des Français : il faut entrer dans les 15% les plus aisés pour passer trois fois le smic.
Pour 80% des Français, envisager de payer plus cher des produits d’une meilleure qualité est donc impossible. Si ces 80% de Français se sentent les variables d’ajustement de la transition écologique, ils la refuseront et elle ne se fera pas. Ils doivent savoir qu’ils seront les bénéficiaires de la politique redistributive d’une gauche offensive. Le bien-être viendra du partage.
Nos outils, ceux de la social-démocratie, sont adaptés aux enjeux. La norme pour interdire l’obsolescence programmée, imposer la réparabilité, donner un prix au carbone au niveau européen pour relocaliser et ramener les chaînes d’approvisionnement de 5 000 km à 500 km. L’intervention publique, par exemple par la prise en charge par l’Etat de l’isolation thermique de tous les logements, avec récupération de la somme au moment de la vente ou de la succession. La redistribution avec un ISF climatique pour financer un «chèque climat» dont seraient destinataires les 80% de ménages concernés pour leur permettre d’assumer les surcoûts de produits durables. L’Europe, parce que seul ce cadre permet ce nouveau modèle.
Socialistes, rompons avec le productivisme, avec le dogme de la croissance. Ce modèle de société n’est plus tenable et ne peut plus constituer un moteur pour l’avenir. Ne pas l’admettre nous conduira du mauvais côté de l’histoire, que d’autres écriront à notre place. Oser le faire renforcera nos objectifs centraux de répartition des richesses, de justice sociale, qui sont le vrai ADN de la gauche. A nous de choisir.