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29 mars 2023 3 29 /03 /mars /2023 16:25
Travailler plus, mais travailler à quoi ? Ceux qui nous y enjoignent montrent à quel point ils ne saisissent pas les enjeux vitaux : il faudrait au contraire abaisser drastiquement un taux d’activité qui, aujourd’hui, ne peut conduire qu’à la catastrophe climatique.

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 28 mars 2023 à 13h10
 

Au moment où le 6e rapport du Giec annonce de nouveaux incendies sur une planète en surchauffe, au moment où l’Europe du Sud connaît, en mars, ses premiers feux estivaux, le pouvoir exécutif s’offre le luxe de mettre le feu à la France.

Nous perdons un temps précieux à parler de «projets» d’un autre âge : travailler plus, prendre «deux ans ferme», voire quatre, par rapport à la retraite à 60 ans, au rebours des progrès sociaux acquis tout au long du XXe siècle, mais travailler à quoi ? A produire de l’inutile, des artefacts en nombre croissant, à les livrer à domicile, et à observer, à contrôler ou à diriger plus ou moins tout cela à partir d’open spaces regorgeant de «bullshit jobs». Les gains de productivité sont tels et nos besoins réels sont tellement repus que nous pourrions travailler moins de dix heures par semaine, moins de vingt ans dans une vie, mais non. Il y a de la métaphysique derrière tout cela (la peur du vide), mais aussi de la politique, très cynique (maintenir, ou augmenter, le taux d’occupation des gens permet d’entretenir leur aliénation). Pendant que l’on entretient la fiction d’un besoin d’heures travaillées dans le privé, on continue de désosser les services publics qui, eux, ont besoin d’emplois pérennes que l’on refuse de créer, que l’on supprime, même.

 

Nous voilà revenus au XIXe siècle, à la retraite pour les morts : parmi les plus pauvres d’entre nous, 25 % sont déjà morts à 62 ans, et combien de plus à 64… autant de pensions à payer en moins.

Comme au temps de la guerre d’Algérie

La colère, dans le pays, est immense. On n’y répond pas par le dialogue, mais par la violence : une immense régression voit le retour des «voltigeurs» de 1986, ceux de Pandraud et de Pasqua, et des matraqueurs des années 60. A quand la troupe de ligne, les sommations et l’ouverture du feu, comme en 1891 ? La violence d’une police encouragée à cogner, à nasser et à pêcher au chalut, pour mettre tout le monde, et n’importe qui, en garde à vue, nous vaut les remontrances de l’Europe et de l’ONU, comme au temps de la guerre d’Algérie.

Pour faire adopter un texte dont personne ne voulait, même pas la droite d’opposition, il a été fait recours au 49.3. Dans aucune démocratie au monde, il n’existe un tel dispositif, qui permet de fabriquer une loi sans aucun vote. Le seul précédent connu, c’est l’article 48.2 de la Constitution de Weimar, en 1919 : par sa seule signature, le président du Reich pouvait faire considérer un texte comme adopté, sans vote du Parlement. Ce monstre juridique célébré par Carl Schmitt, le décret-loi, a inspiré certains juristes soucieux de «réformer» (déjà !) la démocratie parlementaire de la IIIe République. Parmi eux, Michel Debré qui, en 1958, se souviendra du subterfuge pour le faire entrer dans la Constitution.

Depuis, le pays est suspendu aux ruminations d’un homme seul dont les intentions secrètes sont débattues, comme au XVIIe siècle : «A-t-il souri ? opiné ? bien dormi ?». L’archaïsme de nos institutions se révèle dangereux : notre Constitution a été taillée pour un général et pour des temps de guerre, dans les années 50. Elle se révèle un instrument possible de guerre civile, aux mains d’un exécutif qui entend ne rien entendre et qui, peut-être, joue la stratégie du pire : si le chaos survient, il pourra toujours arguer qu’il est le garant de l’«ordre».

Une régression qui percute notre projection dans le temps

Cette immense régression percute ce qu’il y a de plus intime et de plus vulnérable en nous – notre propre projection dans le temps. Elle est difficile et douloureuse, elle l’est de plus en plus avec les souffrances et les deuils de l’âge. Elle se trouve maintenant promise à l’aggravation sans fin, avec le recul indéfini du départ à la retraite, seul horizon dessiné par le productivisme ambiant. Elle s’inscrit également dans l’avenir menaçant d’un dérèglement géo-climatique en voie d’aggravation. Ceux qui nous enjoignent de travailler plus et plus longtemps montrent à quel point ils ne saisissent pas les enjeux vitaux : il faut réduire massivement les flux de matière, de personnes et d’énergie en abaissant drastiquement un taux d’activité qui, dans l’esprit des décideurs actuels, ne sert qu’à augmenter la production et le PIB, donc à alimenter la catastrophe.

C’est dans ce nœud entre le politique, le climatique et l’intime que résident le désarroi et la colère de l’immense majorité de la population qui voit bien que la perte de temps est, comme on dit en médecine, «une perte de chance», individuelle et collective.

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29 mars 2023 3 29 /03 /mars /2023 16:18

 

par Thomas Legrand

publié aujourd'hui à 5h30
 

Il existe bien une frange de l’extrême gauche qui théorise l’insurrection et entend profiter d’un contexte social tendu pour faire basculer l’opinion, convaincre que nous ne sommes plus en démocratie et que, par nature, «la police tue». Il y a aussi, en miroir, une tentation des pouvoirs successifs de choisir la facilité de la course aux armements, de la «robocopisation» de la police, de recourir à un discours sécuritaire tous azimuts. Ces deux attitudes se nourrissent et ont leurs bénéficiaires politiques, beaucoup trop nombreux pour que cela cesse. L’histoire est constante : un accès de violence ou de désordre finit toujours par un rejet du pouvoir en place et un attrait pour les forces politiques qui incarnent l’ordre primaire. C’est-à-dire pas l’ordre social, qui découle de la recherche de compromis et d’apaisement, mais l’ordre sécuritaire, celui de la poigne et de l’emporte-pièce, de l’autorité brute.

Trop de poncifs polluent ce débat et reviennent à chaque épisode de violence. Le premier c’est l’affirmation selon laquelle seul l’Etat (dans un Etat de droit) peut user de la violence dite «légitime». Max Weber est mis à toutes les sauces par les ministres de l’Intérieur pour justifier les LBD, les Brav-M… Le sociologue allemand avait en effet considéré que la «violence légitime» est la condition nécessaire pour qu’une institution puisse être appelée «Etat». Nécessaire mais pas suffisante. C’est une affirmation que personne ne peut réfuter mais dans l’esprit de Weber, il s’agissait d’un constat historique plus que d’une recommandation. Imaginons même que ce soit une recommandation, cela ne règle rien. Il faut que cette violence légitime soit encadrée, proportionnée, soumise au contrôle du juge. Donc le débat ne doit pas porter sur la violence légitime mais simplement sur les conditions de son exercice. Il faut débattre de la doctrine du maintien de l’ordre, de la définition de l’ordre et même de la dose et de la nature du désordre acceptable.

 

La nécessité d’une désescalade

Car une société civilisée est obligée d’accepter une dose de désordre vitale. Est-ce que l’envahissement d’un trou (le chantier d’une méga bassine) par des écologistes radicaux est un désordre que nous devons rendre inacceptable au point de risquer la vie de l’un ou plusieurs de ces militants ? Est-ce que les motifs de la rage de ces militants, une partie de la jeunesse à qui la société d’ordre laisse un avenir bouché d’un point de vue environnemental, ne sont pas plus entendables – peut-être même compréhensibles que la rage de la jeunesse des années 70 qui souhaitait établir en France un régime maoïste ? Le discours sécuritaire des ministres de l’Intérieur qui ont tendance à répercuter les aspirations des syndicats de police, et qui pensent ainsi se forger une image d’homme à poigne pour l’avenir, a, en réalité, un effet accélérateur de l’acceptation de la violence dans une partie de la jeunesse. Tout comme les chaînes d’infos, qui dramatisent les situations en rediffusant en boucle la porte de la mairie de Bordeaux en feu alors qu’elle a cessé de brûler depuis des heures. Sur leurs écrans, la France semble un pays à feu et à sang et ainsi le discours d’ordre primaire prend des atours pertinents.

Deuxième poncif : l’affirmation – pour justifier la violence des manifestants – selon laquelle les forces de l’ordre défendent un ordre injuste. Cette affirmation, efficace aux oreilles des partisans de l’insurrection qui vient, est basée sur l’idée que l’ordre des choses et de la société n’est pas le résultat de choix démocratiques, mais de contraintes exogènes ou de groupes de puissants hors de portée des choix démocratiques. Ça se discute en effet. Mais, quand la violence est le fait d’une frange ultra-minoritaire qui risque de diviser ou de démobiliser, ou de discréditer un mouvement social puissant et calme, alors cette violence devient à son tour porteuse plus de promesse de totalitarisme que de démocratie. Dans ce face-à-face jeunesse et police violente, c’est à l’Etat de rechercher les moyens de la désescalade. La plupart des pays démocratiques ont réussi, par une doctrine du maintien de l’ordre moins «matamoriste» à contenir les excès d’une partie de la jeunesse qui, au regard du monde qu’on lui laisse, considère leur violence comme légitime.

 
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29 mars 2023 3 29 /03 /mars /2023 08:36

Tester la capacité de résistance d’un peuple à une loi explicitement injuste : tel est le véritable objectif de la réforme des retraites. Car, économiquement, rien ne la justifie, comme l’expliquait dans son dernier rapport le Conseil d’Orientation des retraites. Cette réforme intervient de surcroît alors que ruisselle le profit dans les méga-bassines du capital. Le pari de Macron était dès lors sans doute le suivant : après la Covid-19, en plein milieu d’une guerre, avec un taux d’inflation tel qu’on en est à mettre des anti-vols sur les biftecks, les Français vont s’écraser. Ils vont ronchonner, manifester ici et là, on aura sans doute quelques débordements, mais « ça va bien se passer » et tout rentrera dans l’ordre, avec quelques tabassages en règle par la police, qui a appris à l’époque des Gilets Jaunes à éborgner le tout-venant.

L’avantage d’une victoire du gouvernement thatchero-radical de Macron serait en effet de faciliter le bon déroulement des opérations néo-libérales en cours : 1) démantèlement des institutions, des écoles et des hôpitaux publics – seules les prisons doivent prospérer, ainsi que l’armée et la police ; 2) fin de la recherche, même de façade, d’un quelconque consentement social aux lois en vigueur ; 3) abandon de la biopolitique, c’est-à-dire de la gouvernementalité des « vivants constitués en population » (Michel Foucault) relative à la santé, l’hygiène, la longévité, la racialité, etc., au profit d’une politique visant la préservation d’une classe privilégiée au détriment de l’existence du reste de la population : une politique négative de la dépopulation faisant suite à la biopolitique des populations.

Macron ne cèdera donc pas, car ce serait désavouer l’orientation politique contemporaine des groupes dirigeants. Cette orientation est saisissable non pas d’abord comme mode de pouvoir (autoritarisme constitutionnel, libéralisme autoritaire, etc.), mais comme ce qui est requis par une nouvelle transformation du capitalisme. On pourrait l’appeler le capitalisme de survie, qui fait fond sur la certitude d’un effondrement écologique, social et psychique qu’il a lui-même généré dans sa phase expansive. Croire que Macron puisse céder serait comme croire qu’un dirigeant de TotalEnergies puisse faire son mea culpa et demander la fin de l’économie extractiviste, du pillage des pays Africains, et de la pollution de l’écosphère. Macron et ses amis parient dès lors sur un crash-test, du type non pas « ou ça passe, ou ça casse », mais « et ça passe, et ça casse » : sous la forme d’une réforme non-nécessaire, le missile du capitalisme de survie pourra facilement défoncer toutes les lignes de protection psycho-politiques des gens de France.

En choisissant une réforme des retraites pour site de son test, le laboratoire Macron a cependant commis l’erreur de mettre directement en jeu le sens de nos existences, le rapport de la vie à la mort. La signification ultime de la réforme n’a pu dès lors qu’apparaître : on nous demande de travailler plus pour vivre moins, pour mourir plus, c’est-à-dire pour mourir plus longtemps. Une véritable damnation, qui est aujourd’hui refusée partout en France, sous la forme de blocages, de flamboyants refus, de manifestations spontanées attisées désormais par une jeunesse oubliée.

 Nul ne peut prévoir ce qui se passera dans les jours qui viennent, ce que fera le Conseil Constitutionnel et la manière dont le Rassemblent National profitera de la situation. Mais une chose est certaine : refuser le crash-test en cours est une saine pratique de la liberté, l’expérience de la vie contre l’expérimentation du capitalisme de survie. C’est un exercice politique hautement démocratique quand la démocratie est asséchée et les gens méprisés. Contre une réforme injuste, exerçons-nous au Grand Refus sans lequel il n’est nulle possibilité de justice sur Terre.

Frédéric Neyrat est philosophe

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27 mars 2023 1 27 /03 /mars /2023 10:50

par Clémence Mary

publié le 22 mars 2023 à 17h54
 

Classer un penseur sur l’échiquier politique post mortem est un exercice toujours périlleux. D’abord parce que la «droite» et la «gauche» ne s’incarnent jamais parfaitement dans un paysage partisan en constante évolution, ensuite parce que les engagements pris dans une vie peuvent entrer en contradiction avec une réflexion théorique. Presque un demi-siècle après sa mort en 1975, Hannah Arendt est un cas d’école. Théoricienne antitotalitaire, critique de la modernité et chérissant une éducation qui fait la part belle au passé, la philosophe et journaliste, qui préférait se présenter comme «écrivain politique» est aujourd’hui l’un des totems des penseurs libéraux et conservateurs.

Parmi ceux qui revendiquent cette filiation et lui rendent régulièrement hommage, dans des livres ou dans des émissions, se comptent le spécialiste du libéralisme Philippe Raynaud qui a dirigé l’édition en Quarto de l’Humaine Condition (Gallimard), le philosophe Alain Finkielkraut et son épigone à l’Ecole polytechnique, Bérénice Levet habituée du Figarovox, ou encore la catholique Chantal Delsol, éditorialiste à Valeurs actuelles et qui a créé, en 1993, le Centre d’études européennes à l’université de Marne-la-Vallée, renommé «l’Institut Hannah-Arendt».

 

Comment comprendre alors qu’en 2017, le philosophe marxiste Etienne Balibar ait reçu le prix Hannah-Arendt, créé en 1994 pour récompenser une pensée synonyme d’engagement ? La philosophe Katia Genel, qui a signé Hannah Arendt. L’expérience de la liberté (Belin 2016) l’assure : l’autrice du controversé Eichmann à Jérusalem (1) fait l’objet d’un regain d’intérêt chez une nouvelle génération d’étudiants et de chercheurs, travaillant sur l’écologie, la démocratie radicale et même le féminisme. Le site theses.fr recense environ 1 300 thèses soutenues la citant ces dix dernières années, contre 300 jusqu’en 2013. Quelles ressources celle qui refusait de se dire «libérale», et qui a pensé tout au long de sa vie la condition de réfugié, dans une œuvre aussi totale qu’ardue, offre-t-elle aux intellectuels de gauche confrontés aujourd’hui à de nouveaux défis ?

«Tout le monde s’en réclame, car elle est inclassable»

«En vérité, tout le monde s’en réclame, car elle est inclassable», s’amuse la philosophe Myriam Revault d’Allonnes pour qui ces querelles d’appropriations relèvent moins de l’université que du champ médiatique. «Elle a toujours refusé de se laisser enfermer dans des catégories, mais elle est restée une femme de gauche, dans ses valeurs plus qu’au sens partisan», affirme cette spécialiste de Ricœur et de Merleau-Ponty. Selon elle, la droite s’empare de l’idée de conservation arendtienne de façon fallacieuse, en instrumentalisant son rapport à la tradition pour promouvoir un enracinement dans ce passé. «Certes, Arendt s’inscrit en faux contre l’idée de table rase, d’un commencement ex nihilo. Mais la connaissance de la tradition, de ce monde qui est déjà-là, est chez elle un préalable à l’invention de nouvelles formes. Elle ne parle du passé que pour créer du nouveau», explique Revault d’Allonnes.

Ce vieil ancrage à droite peut s’expliquer par les conditions de son introduction en France à laquelle a contribué Raymond Aron, alors bête noire des marxistes althussériens. Les étapes de publication des Origines du totalitarisme ont conduit à réduire l’importance du second tome sur l’impérialisme, central mais publié ultérieurement, en 1982, soit dix ans après les volets Sur l’antisémitisme et Système totalitaire. Dans l’Impérialisme, Arendt montre que les massacres perpétrés en Afrique pendant la colonisation occidentale, fruit d’une pensée raciale et de la bureaucratie, font office de précédents voire de laboratoire au projet génocidaire du nazisme. Ce n’est qu’avec l’essor d’une pensée antitotalitaire de gauche, animée par des figures comme Claude Lefort ou Miguel Abensour, qu’a émergé la référence à Hannah Arendt dans les années 80.

Ces dernières années, plusieurs expériences de démocratie sociale, comme Nuit debout ou les gilets jaunes, ont remis sur le devant de la scène la pensée politique d’Arendt, synonyme de rupture selon Myriam Revault d’Allonnes : «Arendt s’est élevée contre une immense tradition philosophique et a été la première à formuler que la politique ne se réduit pas au pouvoir. Ce qui l’intéresse, c’est l’agir ensemble, le pouvoir qui jaillit des assemblées, et non l’obéissance à l’autorité. Sa conception du politique est horizontale», s’enthousiasme la philosophe.

«Elle est plus subversive qu’on le croit»

Précurseur, l’usage arendtien du terme «vivre ensemble» irrigue aujourd’hui les penseurs classés à gauche que sont Etienne Balibar ou Michael Fœssel, pour qui l’importance de l’action et de l’autonomie chez Hannah Arendt va bien au-delà des rapports économiques. «Elle a pensé, notamment à la fin de la Condition de l’homme moderne, l’articulation entre tradition et nouveauté. Si elle appelle à conserver quelque chose, c’est l’espace public qui tient davantage de l’agora grecque que du libéralisme du XVIIIe siècle qui fait la part belle à l’individu. Elle est plus subversive qu’on le croit.» D’où l’intérêt d’Arendt pour une figure comme Rosa Luxemburg, pour l’héritage oublié du conseillisme, une forme d’auto-organisation spontanée des citoyens et des ouvriers pour contrer des oligarchies autoritaires. Cette fécondité collective serait au fond le «trésor perdu des révolutions», écrit-elle dans son essai De la Révolution (1963).

C’est paradoxalement ce texte, entre autres, qui fait parfois grincer des dents à gauche. Elle y fait l’éloge de la révolution américaine comme mise en forme de l’intérêt général, quitte à l’idéaliser au détriment de l’expérience française, contaminée, selon elle, par une lutte presque morale contre la pauvreté, et par la passion de l’égalité, incarnée par Robespierre. «Cette critique fait les choux gras à droite pour discréditer le social comme si c’était quelque chose de vulgaire, de non politique», précise Michael Fœssel. Un écueil peut-être hérité de l’influence conservatrice voire antilibérale - et controversée - de Heidegger sur son ex-maîtresse.

Sa vie d’éternelle fugitive et d’exilée – en France en 1933, puis aux Etats-Unis en 1941 –, a fourni la matière même de sa réflexion sur le cosmopolitisme et l’accueil des réfugiés auquel elle consacre un bout des Origines du totalitarisme. L’expérience de la Seconde Guerre mondiale lui apprend que les Droits de l’homme de 1789 n’ont pas su protéger ceux qui en avaient le plus besoin, en faisant reposer l’acquisition de ces droits à l’appartenance à l’Etat-nation et à un gouvernement. «En conceptualisant “le droit d’avoir des droits”, elle invite à décorréler les droits liés à la nationalité et ceux liés à la citoyenneté, explique le philosophe Michael Fœssel. Elle s’intéresse plus à l’appartenance au monde qu’à la structure de l’Etat.»

Le philosophe Etienne Tassin (1955-2018), engagé sur le terrain à la «Jungle» de Calais, la juriste Danièle Lochak, ancienne présidente du Gisti ou Etienne Balibar voient dans cette réflexion une source d’inspiration puissante pour penser la crise contemporaine des «migrants» qui rejoignent la vision arendtienne des «sans-Etat» auxquels les lois nationales dénient le statut de citoyen et la dignité humaine. Une telle lecture ferait-elle de Hannah Arendt, à tort, comme critique le spécialiste Philippe Raynaud dans un entretien au Point en 2021, une «Madone de l’humanitaire»? Non, rétorque Etienne Balibar, «car elle ne promeut pas un humanisme mou. Elle ne croit pas aux généralités sur l’espèce humaine mais aux institutions et à la matérialité politique, dans la lignée de Cicéron, de Machiavel ou de Montesquieu».

Face à l’urgence climatique, une nouvelle génération de chercheurs s’emparent de textes comme la Condition de l’homme moderne pour penser l’écologie politique et dépasser une lecture conservatrice de sa critique du progrès et de la modernité. «On redécouvre que Hannah Arendt n’est pas qu’une théoricienne du totalitarisme mais qu’elle s’interroge aussi sur l’artificialisation de la Terre, sur les solutions technologiques, ou la conquête spatiale qui ne l’enthousiasme guère, dans la Crise de la culture notamment», souligne Amaena Guéniot, post doctorante à Sciences-Po.

«Ailleurs [qu’en France], on la fait dialoguer avec d’autres»

Au cœur de sa réflexion, l’articulation à nouer entre labeur, œuvre et action. Hannah Arendt, proche du penseur de l’éthique environnementale Hans Jonas (1903-1993), hiérarchise ces trois types d’activités. La première serait la moins noble, touchant à la reproduction des conditions de vie, par des gestes répétitifs comme le travail du soin, le ménage ou l’alimentation. L’œuvre relève de ce qu’on produit ou fabrique concrètement, comme bien durable, à travers l’architecture par exemple. L’action, l’activité la plus valorisée et émancipatrice, s’incarne dans la vie politique, le vivre ensemble ou la délibération collective.

«Ces trois facettes sont indissociables et complémentaires. Si l’une de ces trois composantes manquent, les autres en souffrent et on court à la catastrophe», analyse Amaena Guéniot, qui prend l’exemple de la fonction du paysan, qui façonne un paysage par son travail mais à qui le système a retiré sa capacité d’organisation politique concrète, et qui contribue sans le vouloir à dégrader les conditions d’existence terrestre par une agriculture intensive et polluante. «Hannah Arendt nous apprend à avoir une vue globale des enjeux environnementaux, à envisager une solution technique sous l’angle de sa fabrication, à considérer la Terre non comme notre œuvre mais comme le contexte de toute activité. Bref à poser des limites, planétaires et à l’exploitation de la nature», résume la jeune chercheuse.

Cette incitation à l’autolimitation, par le recours à la loi, influence aussi les théoriciens du travail aujourd’hui comme Alain Supiot ou Dominique Méda, qui s’est attachée à définir «un régime de travail réellement humain», c’est-à-dire qui n’occuperait qu’une petite place dans la «vita activa». A l’inverse, décrypte la sociologue, lectrice de la Condition de l’homme moderne, en se mettant au service de la productivité et de la consommation en lieu et place d’une logique vitale des besoins, le travail est devenu synonyme d’aliénation.

Cette exégèse permanente, qui voit Hannah Arendt tiraillée tant vers le progressisme que vers le conservatisme, apparaît à Etienne Balibar comme le propre des grands penseurs. «Voir en Arendt une conservatrice est typiquement français. Ailleurs, on cherche, on la fait dialoguer avec d’autres, certifie Katia Genel, enseignante-chercheuse navigant entre Paris et Berlin, en distinguant son œuvre et sa vie, ponctuée par des regards parfois maladroits sur l’actualité, comme lorsqu’elle critique la cause féministe ou le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. On pense avec et parfois contre elle.»

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27 mars 2023 1 27 /03 /mars /2023 10:40

par Salomé Saqué, journaliste

publié le 24 mars 2023 à 19h33
 

Les jeunes rejoignent en nombre la contestation contre la réforme des retraites, avant tout car ils sont globalement solidaires de leurs proches plus âgés qui vont subir les effets de l’allongement de l’âge de départ. Mais leurs revendications vont bien au-delà la simple réforme, et impliquent souvent une remise en question du rapport au travail, une dénonciation de la précarité qui les touche de plein fouet (les jeunes constituent la moitié des files d’attente pour les Restos du cœur), ou encore de l’urgence écologique. L’usage du 49.3 a constitué un véritable point de bascule, puisqu’il a fait grand bruit sur les réseaux sociaux et a été dénoncé par nombre d’influenceurs d’habitude dépolitisés, ce qui est extrêmement rare. Une partie des jeunes sont révoltés par la verticalité du pouvoir, et voient dans le mouvement actuel l’occasion de faire entendre leur voix, alors qu’ils sont si nombreux à avoir la sensation d’être ignorés depuis des années.

Rupture durable

C’est l’un des principaux arguments qui était revenu lors de mon enquête pour Sois jeune et tais-toi (1) : «Le président s’en fout de nous, alors je me fous de la politique.» Mais par «politique», les jeunes entendent souvent «vote», et leur implication croissante dans les manifestations montre bien qu’ils sont concernés par les enjeux de société. Beaucoup d’entre eux ne voient simplement plus l’appareil institutionnel comme un moyen d’être représentés et entendus, mais ils sont capables de créer une grande diversité de modes d’engagements, et notamment d’aller s’exprimer dans la rue, dans des manifestations déclarées, ou non. La manière inflexible dont l’exécutif répond à cette crise donne un terrible exemple à la jeunesse, déjà éloignée des modes de politisation traditionnelle : plusieurs mois de mobilisation massive par le biais des syndicats, de la manifestation déclarée, des grèves, ne permettent pas d’être entendus. Pourquoi les jeunes voudraient-ils s’investir de cette façon puisque ceux qui le font ne récoltent que le mépris du président de la République ? La dernière fois que le gouvernement est revenu sur une mesure, c’était en 2018 avec la taxe sur le carburant, et cela faisait suite à des violences.

 

Dans ce contexte, il est peu étonnant d’observer un basculement d’une petite partie des manifestants vers la violence. Les violences policières observées depuis des jours, notamment à l’encontre de jeunes, abîment durablement le lien entre les citoyens et leurs institutions. Les jeunes sont à un âge où ils construisent leur rapport à l’Etat, à l’autorité, aux institutions. Quand cette autorité vous violente de manière injuste, cela peut créer une rupture durable et affecter sur le long terme le rapport entre ces jeunes citoyens et les institutions. Mercredi, le président de la République a choisi de s’exprimer à 13 heures, horaire incompatible avec l’emploi du temps de beaucoup de jeunes et d’actifs. Puis, il n’a pas eu un seul mot, en trente-cinq minutes, pour la jeunesse, pourtant mobilisée de plus en plus massivement dans la rue.

Besoins réels

A l’image de son premier quinquennat, Emmanuel Macron, dans une optique électoraliste, décide de ne pas traiter politiquement les défis auxquels font face les jeunes. Il n’a pas mis de politique de la jeunesse digne de ce nom en place, il ne s’adresse pas à eux, et renforce par là même le sentiment des jeunes de ne pas être écoutés. Pour renouer la confiance avec les jeunes, il me semble indispensable de leur prêter l’attention qu’ils méritent, et d’écouter leurs besoins réels afin de mettre en place des politiques publiques adaptées, notamment en ce qui concerne leur précarité, leurs difficultés d’accès à l’emploi, l’urgence écologique ou encore leurs aspirations démocratiques. Le gouvernement a investi 10 millions d’euros dans l’aide aux banques alimentaires principalement à destination des étudiants, et 2 milliards d’euros dans le SNU. Pourtant, je vous mets au défi d’aller me trouver un jeune qui vous dira que ce dont il a le plus besoin actuellement dans la vie, c’est un service national universel : c’est une mesure pour les jeunes qui vise en réalité à plaire aux plus âgés, comme la plupart des récentes décisions politiques, et tant pis pour les besoins réels de la jeunesse.

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27 mars 2023 1 27 /03 /mars /2023 10:23

par Alexandra Schwartzbrod

Les projecteurs du monde entier ne sont pas seulement braqués sur les trottoirs français jonchés d’ordures. Ces montagnes de déchets apparaissent tout au plus comme un désagrément et soulignent l’importance du travail d’éboueur que le gouvernement tend à mépriser. Non, ce que le monde extérieur regarde aussi, halluciné, c’est la violence des forces de maintien de l’ordre en France. Des violences qui ont provoqué de graves blessures sur trois manifestants, samedi à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), l’un d’eux se trouvant même entre la vie et la mort. Nous avons déjà évoqué ici les alertes lancées par le président de la Ligue des droits de l’homme évoquant «une situation alarmante pour la démocratie», celles du Conseil de l’Europe déplorant «l’usage excessif de la force en France» ou encore ce rapporteur spécial de l’ONU déclarant «suivre de très près les manifestations» dans l’Hexagone et rappelant le droit fondamental à manifester de façon pacifique.

 

Certes, on voit revenir dans les manifestations, y compris à Sainte-Soline, des black blocs déterminés à causer un maximum de dégâts mais les forces de maintien de l’ordre n’ont-elles pas été précisément formées pour y faire face ? Le spectacle que nous ont donné à voir les gendarmes mobiles dans les Deux-Sèvres, samedi, était lamentable : des hommes se prenant pour des cow-boys, un quad en guise de cheval, fonçant sur la foule armés de lance-grenades et de LBD. Et que dire de ces Brav-M qui ont terrorisé les manifestants la semaine dernière, brigades mobiles exerçant en duo sur une moto armées de matraques ou pire, se prenant pour des Robocop et n’hésitant pas à tabasser et humilier comme l’a montré une vidéo choquante du média en ligne Loopsider ? La fin ne justifie pas tous les moyens : il serait temps que le ministre de l’Intérieur en prenne conscience et le fasse savoir à ses troupes. On ne peut pas vouloir d’un côté que les jeunes se sentent concernés par la vie politique et de l’autre les dégoûter de s’impliquer.

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27 mars 2023 1 27 /03 /mars /2023 10:20

Emmanuel Macron a pris goût à l’exercice solitaire du pouvoir comme le montre la façon dont il a imposé sa réforme des retraites et son incompréhension totale de la révolte populaire qu’il a suscitée par ses méthodes. Certes, la Constitution de la Ve République – et surtout son interprétation gaullienne – a concentré des pouvoirs importants dans les mains du président de la République, faisant de la France une démocratie autoritaire sans équivalent en Occident, mais l’actuel locataire de l’Elysée a poussé à son paroxysme les dérives inhérentes au présidentialisme hexagonal.

Pouvait-il en être autrement dès lors qu’Emmanuel Macron a, durant la pandémie, en 2020 et 2021, dirigé seul le pays, entouré d’un cabinet secret, le «conseil de défense», après avoir suspendu la quasi-totalité des libertés publiques ? Ses décisions les plus absurdes aux fondements scientifiques douteux, du confinement au couvre-feu à heures variables, en passant par l’auto-autorisation de sortie, l’ouverture ou la fermeture des commerces, le droit ou non d’acheter un arbre de Noël ou des vêtements pour enfant, l’obligation de porter un masque en plein air, l’interdiction de s’arrêter à l’extérieur, le «pass sanitaire» puis «vaccinal» pour aller boire un café, et on en passe, ont été approuvés et applaudis. Non seulement les contrepouvoirs législatif, judiciaire et médiatique ont renoncé à exercer leur rôle, sauf à de rares exceptions, mais surtout les Français se sont soumis sans rechigner, eux qui adorent pourtant se révolter à tout propos. Pour imposer sans débat cet Etat d’exception, Emmanuel Macron a disposé d’un puissant levier, celui de la peur la plus primale, celle de mourir. Dès lors, même l’inacceptable devenait désirable.
 

L’hubris d’un personnage qui avait goûté à un pouvoir sans précédent

A circonstances exceptionnelles, régime exceptionnel dira-t-on. De fait, sous la République romaine déjà, en période de crise grave, les pouvoirs étaient concentrés dans les mains d’une personne, le dictateur. Mais à l’issue de la crise, il renonçait à son pouvoir absolu et retournait cultiver ses terres, tel Cincinnatus qui a exercé cette charge à deux reprises en 458 et 439 avant JC et qui est resté un exemple de dévouement au bien public, de vertu et de modestie. Le problème est qu’Emmanuel Macron, à l’issue de la crise du coronavirus, loin de retourner dans sa Picardie natale, n’a pas renoncé au pouvoir. Faute d’alternative crédible, les Français l’ont réélu, mais percevant inconsciemment l’hubris d’un personnage qui avait goûté à un pouvoir sans précédent, l’ont entravé en lui refusant une majorité absolue à l’Assemblée.

Le jeune chef de l’Etat a semblé avoir compris le message. Lors de son discours d’investiture, le 7 mai 2022, il a promis une «renaissance démocratique», appelant au «respect», à la «considération», à «l’association de tous» : «Il nous faut inventer une méthode nouvelle loin des rites et chorégraphies usés par laquelle nous pourrons seul bâtir un nouveau contrat productif, social et écologique en associant partout à travers le pays l’ensemble des forces vives politiques, économiques, sociales et culturelles.» Beaucoup ont cru à cette rédemption, à ce souci du bien commun, à l’image du New York Times : «Il semble déterminé à faire preuve d’une nouvelle humilité et à rompre avec un style parfois brutal.» «C’est comme si Emmanuel Macron disait à ses compatriotes : la concentration de tout le pouvoir à l’Elysée, le président monarque, la verticalité, c’est fini ; le temps de la délibération, du dialogue social et de l’horizontalité est arrivé», s’enthousiasmait même le quotidien espagnol El País.

Mépris à l’égard des partenaires sociaux et des partis politiques

Ces bonnes intentions se sont vite évanouies, les mauvaises habitudes ayant la vie dure comme l’avaient compris les Romains. Dès le mois de septembre, Emmanuel Macron a convoqué un «conseil de défense» consacré à la crise de l’énergie, comme s’il n’avait pas compris que l’état d’exception était terminé et qu’un tel sujet relevait du processus normal de délibération démocratique et n’avait pas à être couvert par le secret-défense. Mais c’est avec la réforme des retraites qu’il a donné la mesure de son décrochage avec la réalité. Mépris affiché à l’égard des partenaires sociaux et des partis politiques, y compris l’ectoplasmique «Renaissance», tentatives de débauchage de la droite républicaine, alors que l’enjeu était de convaincre les syndicats et les citoyens, passage en force d’une réforme mal ficelée… Et face à la rue, sa seule réponse est le mépris à l’égard de la «foule» et la répression policière brutale, comme au pire moment des gilets jaunes.

Le principal argument d’Emmanuel Macron, pour justifier son entêtement, est que les Français l’ont élu pour ses propositions, ce qui est totalement faux. Refuser son programme et donc sa personne, c’était accepter l’arrivée à l’Elysée de radicaux, ce qu’une majorité de Français n’a pas voulu. Autrement dit, sa légitimité tient au refus des extrêmes, ce qui aurait dû le contraindre à rechercher un compromis acceptable par la société. En le refusant, persuadé d’avoir raison contre tous, il affaiblit davantage une démocratie française déjà fortement atteinte par l’épisode du Covid dont aucune leçon n’a été tirée. Emmanuel Macron qui prétendait la revivifier pourrait bien être son fossoyeur.

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23 janvier 2023 1 23 /01 /janvier /2023 12:03
Pourquoi la notion de post-vérité est-elle importante au sein de notre époque ?
  • Considérer le cocktail explosion de l’information, technologies disruptives et perte de confiance dans les institutions ;
  • Se rappeler que nous avons la capacité de créer des histoires et de les croire ;
  • Se souvenir que le plus grand antagoniste de la vérité factuelle est une opinion ;
  • Intégrer l’incertitude associée à la confusion comme un fait irréductible de la vie moderne ;
  • Reconnaitre que la libre circulation de l’information facilite la désinformation voire « l’armement de l’information » ;
  • Observer que les technologies de l’information s’intéressent plus au « beaucoup-peu » qu’au « vrai-faux » ;
  • Négliger, mal représenter ou manipuler les faits ;
  • Reconnaitre que les arguments ne sont pas toujours gagnés par celles et ceux qui démontrent la plus forte évidence et que dans un cadre post vérité, la vérité prend le second rang ;
  • Se rappeler que la vérité absolue n’existe pas et que c’est le propos de la religion.
  • Quels sont les challenges associés à l’ère post-vérité ?
  • "Ne me confusez pas avec les faits, je me suis déjà fait mon opinion !" ;
  • Envisager que la différenciation entre les faits, les opinions et les interprétation est floutée et s’atténue ;
  • Faire la différence entre un.e "bullshitter" qui se moque si ce qu’il ou elle dit correspond à la réalité si cela sert son propos et du menteur ou de la menteuse qui cherche à cacher la vérité ;
  • Reconnaître qu’il existe deux postures face à la vérité : la posture positiviste qui dit "il n’y a qu’une vérité face à un sujet" et la posture relativiste qui stipule "il y a plusieurs vérités face à un sujet". Chaque posture doit se reposer sur des évidences factuelles fiables et valides.
  • Ne pas rechercher la vérité que l’on veut croire, alternative et qui repose sur ses biais ;
  • Se souvenir que la répétition a un effet puissant sur la croyance ;
  • Les êtres humains investissent plus de temps et d’efforts à contrôler le monde qu’à le comprendre.
  • Comment manager l’information dans cette ère post-vérité ?

  • Dialoguer, se parler et s’écouter ;
  • Relier l’information à des faits, retrouver une cohérence, une utilité et des applications ;
  • Comprendre le cycle de questionnement scientifique : question, ce qui est déjà dit sur le sujet, la recherche fiable et valide appropriée, la compilation des données, l’analyse des données, les enseignements et l’ouverture sur une nouvelle question ;
  • Filtrer l’information à travers une revue multi-sources ;
  • S’intéresser aux sources notamment la source « mère » et vérifier les faits, l’évidence à travers un raisonnement logique ;
  • Être vigilant.e face aux explications simplistes qui génèrent de l’émotion et simplifient la compréhension.
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20 janvier 2023 5 20 /01 /janvier /2023 15:42

Au risque de froisser les susceptibilités des intéressés et de ceux qui les écoutent, si l’on devait s’aventurer à donner une définition précise et définitive du moyen remplacement, on pourrait envisager ce qui suit.

Le moyen remplacement est une situation à l’œuvre qui a vu petit à petit l’intelligence, la raison, la rigueur, l’objectivité et la modération se faire remplacer par l’outrance, la provocation, l’idéologie larvaire et les mensonges de toutes sortes. Les principaux artisans du moyen remplacement s’appuient généralement davantage sur des impressions que sur des données factuelles, biaisées par des défiances de nature homophobe, xénophobe, raciste et extrême-droitiste. Forts de leurs savoirs ès qualités procurés par leurs postes ou leur seule aura médiatique, ces prêcheurs moyens ont remplacé au fil des ans les journalistes rigoureux, les scientifiques reconnus, les universitaires faisant autorité… Signe des temps, crise des vocations, passivité coupable et Internet obligent, le moyen remplacement permet par exemple d’apprendre l’Histoire de France en lisant les ouvrages d’un vulgarisateur passé par la section Sport-études d’un club de foot ou en assistant religieusement aux représentations d’un parc à thème  qui reconstitue les guerres de Vendée en équilibre sur un fil hésitant entre réécriture douteuse et propagande avérée. Mais là où le moyen remplacement est le plus évident, c’est quand on assiste aux éructations populacières des invités des plateaux de télés qui cautionnent (pour ne pas dire véhiculent) des théories complotistes et ne connaissent qu’un seul coupable à n’importe quel mal : l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas comme eux (grand bien leur fasse, soit dit en passant, de ne pas leur ressembler).

À l’inverse du « grand remplacement » qui peut s’apparenter à la température ressentie quand le thermomètre annonce 4 degrés sous abri et que sur les quais du Canal Saint-Martin ou sous les piles des ponts où s’entassent les réfugiés faute de structure étatique digne de ce nom, on se gèle les arpions et le reste avec l’idée qu’il fait moins cinq comme dans la Sibérie d’avant le réchauffement climatique, le « moyen remplacement » n’est pas qu’une perception abusive et erronée de la réalité. Parce qu’avec le temps, les faits et la vérité ont cédé la place à l’opinion, à l’incohérence, à l’invérifiable, le petit monsieur lambda occupe une place prégnante hors des cercles privés et concentriques des partisans de la haine et ne cache même plus sa consanguinité idéologique avec les politiques qu’il commente. À tel point que l’on peut se demander en regardant assidument cette devanture qu’est la télévision, en zappant d’une chaîne d’info à une autre, devant un reportage, une interview sans contradicteur digne de l’exercice ou la diffusion d’un meeting qui laisse les rancœurs, la division et le rejet de l’autre s’exprimer en tout impunité : combien de théoriciens dans la vitrine ?

Boris-Hubert Loyer  
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16 janvier 2023 1 16 /01 /janvier /2023 11:46

La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron, qui entend réformer les retraites et l’assurance chômage, s’inscrit dans «une logique banalement comptable», estime la professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine-PSL. Selon l’auteure de plusieurs ouvrages sur la question sociale, dont le Travail (Que sais-je ?, PUF, nouvelle édition 2022) et le Manifeste du travail (Seuil, 2020) avec les chercheuses Isabelle Ferreras et Julie Battilana, il est urgent de repenser le marché de l’emploi en intégrant l’impératif écologique et la quête d’accomplissement de soi des nouvelles générations. Loin d’être touchés par «une épidémie de flemme», comme le prétendent certaines études, les Français aspirent à mieux travailler que les générations précédentes en conciliant leur vie professionnelle avec d’autres activités sociales, rappelle la sociologue.

Selon le projet de réforme des retraites présenté par Elisabeth Borne, l’âge légal de départ atteindra 64 ans 2030, au lieu de 65 ans comme l’envisageait le gouvernement. Il faudra par ailleurs avoir cotisé 43 ans dès 2035 pour une retraite à taux plein. Le gouvernement présente cette réforme comme un «projet de justice sociale». Est-ce le cas selon vous ?

 

Non. Car ce sont celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt et qui ont des métiers pénibles – beaucoup d’ouvriers et d’employés – qui vont pâtir le plus de cette réforme. Ce qui me frappe dans ces annonces, c’est que la question pourtant essentielle de la dégradation des conditions de travail et de la pénibilité n’est pas prise suffisamment au sérieux. Si tant de personnes sont contre les mesures annoncées, c’est en effet parce que le travail est devenu pour beaucoup insupportable : selon l’enquête «Conditions de travail» de la Dares, le travail contribue au mal-être pour plus de la moitié des personnes interrogées, un actif sur dix déclarant même se trouver dans une situation de travail très délétère pour son bien-être psychologique.

Un gouvernement sincèrement soucieux de justice sociale aurait certainement procédé à l’inverse de ce qui vient de se passer : il aurait commencé par prendre à bras-le-corps la question des conditions de travail et de la pénibilité – notamment en prenant en compte ce que disent les syndicats sur les critères de pénibilité et en accordant des réductions de durée de cotisation pour tous ceux qui ont des métiers pénibles.

Que vous inspire le télescopage de la réforme des retraites avec celle de l’assurance chômage ?

En affaiblissant nettement les droits et la situation des salariés, et plus généralement des travailleurs, ces deux réformes vont, comme le revendiquent ses partisans, dans le même sens que ce qui a été mis en place dans plusieurs pays européens voisins. Il s’agit clairement d’une politique visant à obliger à tout prix les individus à rejoindre l’emploi ou à y rester plus longtemps, à n’importe quelle condition. Elles vont se faire au détriment des personnes qui disposent le moins de ressources pour s’y opposer.

C’est le cas des chômeurs dont la capacité à se mobiliser est faible comme l’ont montré les travaux du sociologue Didier Demazière et à l’encontre desquels le «soupçon» progresse en France, selon le dernier baromètre de l’Unédic sur l’emploi : 60 % des Français estiment que si les demandeurs d’emploi rencontrent des difficultés à trouver du travail, c’est parce qu’ils ne font pas de concession dans leur recherche et qu’ils ne veulent pas risquer de perdre leur allocation chômage. La France participe ainsi au processus d’alignement vers le bas des conditions sociales des travailleurs malheureusement à l’œuvre dans l’Union européenne.

Sur l’assurance chômage, la Première ministre a confirmé le retrait du point controversé du projet de décret qui prévoyait la diminution de la durée de 40 %, en cas de «plein-emploi». Est-ce suffisant, selon vous ?

C’est un pas important mais qui ne suffit évidemment pas. Le problème fondamental est le postulat sur lequel repose cette réforme : les chômeurs ne chercheraient pas vraiment à travailler ou seraient trop exigeants. L’idée est qu’ils «profitent» de cette situation. Il faudrait donc les obliger à accepter les fameux emplois «en tension» dont personne ne veut parce que les conditions d’exercice sont trop pénibles – ou des emplois d’un bien moindre niveau de salaire et de qualification. C’est une réforme punitive que le gouvernement met en place. On peut y voir là une redoutable désincitation à faire des études !

Ce type de réformes fait courir le risque d’entraîner le pays dans une spirale de déqualification avec toutes les conséquences que cela importe : moindre innovation, moindre capacité à augmenter le niveau de gamme de nos produits. Un nivellement généralisé par le bas. L’Allemagne a mené ce type de réforme du marché du travail avant nous, avec les lois Hartz – en raccourcissant fortement les durées d’indemnisation pour obliger les chômeurs à prendre les emplois à bas salaires, et les résultats y ont été peu concluants, en plus d’avoir décrédibilisé la social-démocratie.

Dans les deux cas, la parole des syndicats ne semble pas peser lourd dans les négociations. Qu’est-ce que cela dit de la vision du monde social d’Emmanuel Macron ?

Il me semble qu’Emmanuel Macron partage pleinement la vision développée par de nombreux économistes néolibéraux depuis une trentaine d’années : le smic, les règles entourant l’embauche en contrat court ou le licenciement et les syndicats constituent autant d’entraves à la libre allocation des ressources sur le marché du travail. Dans cette conception de l’économie, il ne faut surtout pas retarder les ajustements ou s’opposer à la «destruction créatrice» chère à Schumpeter, ce que feraient les syndicats.

Le gouvernement organise des concertations en trompe-l’œil : il rappelle en même temps que son programme procède d’une élection au suffrage universel et que sa légitimité est en conséquence plus forte. C’est un raisonnement dangereux. Comme on l’a vu à de nombreuses reprises dans l’histoire sociale, je pense aussi bien aux coordinations qui ont organisé une longue grève des infirmières en 1988 qu’à la grève récente de la SNCF, il y a un risque que les syndicats soient eux-mêmes dépassés par leur base et qu’ils ne soient plus en mesure de traduire institutionnellement la colère sociale. On ne sait pas comment cela peut finir.

En 2023, plusieurs territoires expérimenteront le nouveau revenu de solidarité active (RSA) conditionné à des heures d’activité hebdomadaires. Cette mesure s’inscrit-elle dans la même logique que les projets de réformes en cours ?

Oui, tout à fait. C’est le paradigme du chômage volontaire, lui aussi porté par une partie des économistes depuis de nombreuses années : si les bénéficiaires des allocations ne reviennent pas spontanément dans l’emploi, c’est qu’elles sont trop élevées et désincitatives. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Les travaux de recherche montrent qu’il existe de multiples «freins à l’emploi» : des problèmes de santé, de garde d’enfants, de manque de transport, d’inadéquation des qualifications… qui ne seront pas réglés en obligeant les gens à faire quinze heures à vingt heures d’activité.

C’est d’un véritable service public de l’insertion dont nous avons besoin ! Pour recevoir, comprendre et orienter les personnes bénéficiant du RSA ou du chômage, et les aider à sortir de cette situation. Que cela concerne les retraites, l’assurance chômage ou les minima sociaux, le gouvernement s’inscrit dans une logique banalement comptable destinée à réduire les dépenses publiques, vision qu’il assume d’ailleurs dans son programme de stabilité 2022-2027. S’y ajoute sans doute la volonté politique de faire un clin d’œil à la droite qui a toujours voulu réduire ces dispositifs.

Assiste-t-on à un démantèlement de l’Etat social ?

Je ne parlerais pas de «démantèlement». Car notre modèle social reste encore très redistributif avec un taux de pauvreté passant de plus de 22 % à un peu plus de 14 % après redistribution, c’est-à-dire le versement des prestations sociales et le prélèvement des impôts directs. Le système social français demeure très protecteur dans son ensemble. Je dirais plutôt qu’on assiste au «détricotage» de l’Etat social.

Le plus inquiétant, c’est qu’il s’accompagne de la dégradation de notre système de santé, particulièrement l’hôpital, sur lequel nous faisons peser depuis des années une pression énorme, et dont la non-augmentation de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) (1) est le symbole. Le président de la République n’a d’ailleurs pas évoqué ce point dans son dernier discours consacré à la santé. L’Ondam sera-t-il enfin augmenté ?

Une tendance médiatique laisse à penser que les Français auraient perdu le goût de l’effort. Sont-ils devenus des «flemmards» ?

En aucune manière ! Il y a eu, dans certains discours médiatiques, une grande confusion entre ce qu’on appelle «l’économie de la flemme», qui recouvre les nouveaux comportements de ceux qui font désormais leurs achats depuis des applis dans leur canapé, et la façon dont les Français reconsidèrent leur travail. La crise sanitaire a provoqué un énorme choc : certaines personnes dont l’activité a été stoppée nette ont soudainement pris conscience de l’importance du travail mais aussi de l’emprise de leur métier sur leur vie, et de conditions de travail parfois insupportables.

Les études de la Dares ont montré qu’une grande partie des fameuses démissions post-Covid concernent des emplois aux conditions peu attractives marquées par des salaires très bas, des horaires imprévisibles, un manque d’autonomie, une surveillance démesurée, une organisation taylorienne générant du stress. Il y a donc une grande fatigue due à une succession de crises et à des conditions de travail qui se sont dégradées.

Mais il n’y a ni paresse – le taux d’emploi y compris celui des jeunes n’a jamais été aussi élevé – ni fin soudaine de la centralité du travail. L’aspiration à mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle est une tendance de fond qui progresse depuis plus de trente ans, de même que les attentes d’autonomie, d’épanouissement et de sens à l’égard du travail. Comme nous l’avons montré avec mes collègues dans nos travaux, il existe depuis longtemps une forme de polycentrisme des valeurs. On assiste en fait à une accentuation des tendances antérieures sous la pression des crises.

La crise climatique renforce-t-elle cette quête de sens ?

Avec le climat, une nouvelle variable s’est ajoutée : le dégoût de faire un travail qui participe à la dégradation de l’environnement. Là aussi, ce sont les plus jeunes qui tentent de concilier l’exigence d’un travail qui leur plaît avec la conscience d’un monde fini. Bien sûr, on continue d’entendre de vieux messieurs dire que les jeunes sont devenus paresseux. Ils oublient que l’investissement à corps perdu des hommes dans le travail n’a été rendu historiquement possible que par la présence des femmes au foyer et une division du travail profondément inégalitaire. A leur époque, les tâches domestiques étaient encore beaucoup plus qu’aujourd’hui prises en charge par des femmes qui ne travaillaient pas ou mettaient leur carrière en veilleuse.

Accréditez-vous l’idée d’un conflit générationnel sur la «valeur travail» ?

J’ai lu cela dans la note de la Fondation Jean-Jaurès qui s’appuyait sur l’enquête de l’Ifop et utilisait l’expression «épidémie de flemme». Les Français seraient démotivés et les jeunes encore plus. Je n’y crois pas… Il faut arrêter avec les discours qui sous-entendent que les jeunes seraient particulièrement rétifs au travail.

Les termes du débat sont mal posés, selon vous ?

Beaucoup de jeunes s’interrogent à juste titre sur la meilleure manière de prendre leur place dans un monde qui se décompose et sur la meilleure façon sinon de le réparer, du moins ne pas contribuer à son effondrement. C’est hyperlégitime. Qualifier cette position de «flemme» me paraît totalement inapproprié. Les jeunes ont les mêmes attentes que les générations précédentes mais elles sont encore plus intenses en matière d’accomplissement de soi. Et c’est tant mieux ! Cela s’explique par la hausse générale du niveau d’éducation. Plus diplômés, mieux formés, ils revendiquent davantage de sens dans leur activité professionnelle.

La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron ne vous semble pas vraiment en phase avec cette aspiration à la «bifurcation» des jeunes diplômés…

Je regrette que nos politiques d’emploi ne soient pas mieux articulées avec la question écologique. Nous devons reconstruire toute notre économie de façon à la rendre compatible avec la neutralité carbone. Cela suppose un gigantesque travail d’anticipation : repenser les métiers, les secteurs et les filières les plus émetteurs de gaz à effet de serre, organiser les reconversions, piloter les relocalisations et les transferts de mains-d’œuvre.

Nous devrons réduire l’emploi dans certains secteurs, le développer dans d’autres, le bâtiment, l’agriculture, les énergies renouvelables, les infrastructures, le recyclage… Cela doit être anticipé, cartographié, accompagné : planifié. Les études montrent que le solde de ce vaste mouvement devrait être positif pour l’emploi, mais à condition qu’il soit bien organisé. Ces filières à développer fourniront des emplois sans aucun doute très utiles, plus utiles qu’un grand nombre de «bullshit jobs» aujourd’hui, et devraient donc satisfaire les attentes des jeunes.

Cette planification devrait être le grand chantier enthousiasmant du pays. Mais la phagocytation de l’économie par l’idéologie néolibérale empêche d’appréhender les impératifs complexes. Il faut d’urgence changer le travail, et c’est sans doute la toute première des choses à faire plutôt que toutes ces réformes qui vont encore aggraver le malaise.

par Simon Blin

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