«Il fallait rétablir l’ordre, l’ordre a été rétabli.» Mercredi 21 décembre, dans la matinale de RTL, Didier Lallement, ancien préfet de police de Paris et aujourd’hui secrétaire général de la Mer, s’est félicité de sa gestion du mouvement des gilets jaunes. Cette phrase, un classique de la vulgate d’autorité, indique, par sa tournure et l’aplomb avec laquelle elle est prononcée, que les éborgnés, les estropiés en nombre, qui constituent le bilan peu glorieux de cette crise, passent au second plan. Ce qui compte c’est l’ordre. L’ordre comme but et non comme moyen. Cette dérive est le résultat d’une incapacité, de la part de la police et de ses chefs, d’adapter la doctrine du maintien de l’ordre aux nouvelles formes de manifestations, plus erratiques, moins prévisibles.
Pression hiérarchique
La faiblesse des corps intermédiaires (syndicats, partis politiques), ces instruments de raffinage de la colère populaire brute, s’était cruellement fait ressentir en 2018. Dès lors, le cadre classique des manifestations avec déclaration en préfecture, parcours négocié entre les pouvoirs publics et les organisateurs, canalisation du cortège par un service d’ordre syndical structuré, n’est plus de mise. Le maintien de l’ordre, dans ces conditions est plus compliqué. La doctrine classique, de la mise à distance des manifestants par le simple lacrymogène ou le canon à eau ne suffit plus. D’autres pays, comme l’Allemagne, ont su faire évoluer leur doctrine pour éviter d’en arriver à cette course aux armements, cette «robocopisation» policière française qui installe la moindre manifestation dans une ambiance, a priori, d’affrontement inévitable. L’info-continue et le commentaire permanent des réseaux sociaux empêchent l’autonomie de la prise de décision de terrain.
Un officier de gendarmerie ou des CRS peut décider de laisser une poubelle brûler en fin de manif, jugeant que faire charger ses hommes pour une poubelle risquerait de créer plus de trouble à l’ordre public que de laisser ce feu bénin s’éteindre de lui-même. La tolérance à un minimum de bordel, inhérent à une manifestation populaire, n’existe plus à partir du moment où la poubelle est aussi en feu, en direct et sous tous les angles, sur toutes les chaînes d’infos, donc dans tous les ministères. La pression hiérarchique qui s’abat sur les policiers de terrain, depuis les bureaux ministériels dans lesquels plusieurs écrans diffusent les trois chaînes d’infos continues, sera telle que les CRS finiront par charger, ou par tirer des flashballs pour sauver la poubelle. La police se retrouvera en position de tir, geste symbolique terrible qui rompt avec l’idée de l’ordre républicain, selon laquelle on ne tire pas sur la foule.
La pente autoritaire
Cette rupture alimentera inévitablement l’agressivité des manifestants, leur acrimonie envers les forces de l’ordre et donc la violence. Le cycle est ainsi alimenté. L’idée n’est plus de chercher la désescalade, ni de contenir la violence, mais de la contrer par des actes dissuasifs qui donnent à la scène une allure de guerre civile, entre policiers sur-harnachés et surarmées et manifestants équipés pour la bataille, chacun se filmant, chacun se masquant. Les propos du préfet Lallement, comme ceux du ministre de l’Intérieur, Gerald Darmanin, ne font qu’accompagner l’évolution qui a transformé les «gardiens de la paix» en «forces de l’ordre». Les mots parlent d’eux-mêmes. Un schéma national du maintien de l’ordre a pourtant été publié en 2021. Une prise de conscience semblait avoir été entamée. On pouvait y lire que les stratégies de nasse seraient encadrées, qu’une plus grande transparence de l’action de la police serait envisagée. Mais il n’était toujours pas question de supprimer les LBD.
A entendre aujourd’hui le préfet Lallement, on est en droit de craindre qu’aucune remise en cause, aucun questionnement sur la doctrine de maintien de l’ordre n’est sérieusement envisagé. L’ordre reste le but en lieu et place de la paix. Et quand un moyen devient le but, c’est que le politique, affaibli, glisse dangereusement sur la pente autoritaire. Il n’est pas question de dire ici que nous sommes sous l’empire d’un pouvoir autoritaire, simplement de s’inquiéter de la pente, de l’habitude prise… en prévision de ce qu’il adviendrait avec d’autres majorités, pour qui l’ordre est intrinsèquement le but suprême.