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16 janvier 2023 1 16 /01 /janvier /2023 11:46

La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron, qui entend réformer les retraites et l’assurance chômage, s’inscrit dans «une logique banalement comptable», estime la professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine-PSL. Selon l’auteure de plusieurs ouvrages sur la question sociale, dont le Travail (Que sais-je ?, PUF, nouvelle édition 2022) et le Manifeste du travail (Seuil, 2020) avec les chercheuses Isabelle Ferreras et Julie Battilana, il est urgent de repenser le marché de l’emploi en intégrant l’impératif écologique et la quête d’accomplissement de soi des nouvelles générations. Loin d’être touchés par «une épidémie de flemme», comme le prétendent certaines études, les Français aspirent à mieux travailler que les générations précédentes en conciliant leur vie professionnelle avec d’autres activités sociales, rappelle la sociologue.

Selon le projet de réforme des retraites présenté par Elisabeth Borne, l’âge légal de départ atteindra 64 ans 2030, au lieu de 65 ans comme l’envisageait le gouvernement. Il faudra par ailleurs avoir cotisé 43 ans dès 2035 pour une retraite à taux plein. Le gouvernement présente cette réforme comme un «projet de justice sociale». Est-ce le cas selon vous ?

 

Non. Car ce sont celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt et qui ont des métiers pénibles – beaucoup d’ouvriers et d’employés – qui vont pâtir le plus de cette réforme. Ce qui me frappe dans ces annonces, c’est que la question pourtant essentielle de la dégradation des conditions de travail et de la pénibilité n’est pas prise suffisamment au sérieux. Si tant de personnes sont contre les mesures annoncées, c’est en effet parce que le travail est devenu pour beaucoup insupportable : selon l’enquête «Conditions de travail» de la Dares, le travail contribue au mal-être pour plus de la moitié des personnes interrogées, un actif sur dix déclarant même se trouver dans une situation de travail très délétère pour son bien-être psychologique.

Un gouvernement sincèrement soucieux de justice sociale aurait certainement procédé à l’inverse de ce qui vient de se passer : il aurait commencé par prendre à bras-le-corps la question des conditions de travail et de la pénibilité – notamment en prenant en compte ce que disent les syndicats sur les critères de pénibilité et en accordant des réductions de durée de cotisation pour tous ceux qui ont des métiers pénibles.

Que vous inspire le télescopage de la réforme des retraites avec celle de l’assurance chômage ?

En affaiblissant nettement les droits et la situation des salariés, et plus généralement des travailleurs, ces deux réformes vont, comme le revendiquent ses partisans, dans le même sens que ce qui a été mis en place dans plusieurs pays européens voisins. Il s’agit clairement d’une politique visant à obliger à tout prix les individus à rejoindre l’emploi ou à y rester plus longtemps, à n’importe quelle condition. Elles vont se faire au détriment des personnes qui disposent le moins de ressources pour s’y opposer.

C’est le cas des chômeurs dont la capacité à se mobiliser est faible comme l’ont montré les travaux du sociologue Didier Demazière et à l’encontre desquels le «soupçon» progresse en France, selon le dernier baromètre de l’Unédic sur l’emploi : 60 % des Français estiment que si les demandeurs d’emploi rencontrent des difficultés à trouver du travail, c’est parce qu’ils ne font pas de concession dans leur recherche et qu’ils ne veulent pas risquer de perdre leur allocation chômage. La France participe ainsi au processus d’alignement vers le bas des conditions sociales des travailleurs malheureusement à l’œuvre dans l’Union européenne.

Sur l’assurance chômage, la Première ministre a confirmé le retrait du point controversé du projet de décret qui prévoyait la diminution de la durée de 40 %, en cas de «plein-emploi». Est-ce suffisant, selon vous ?

C’est un pas important mais qui ne suffit évidemment pas. Le problème fondamental est le postulat sur lequel repose cette réforme : les chômeurs ne chercheraient pas vraiment à travailler ou seraient trop exigeants. L’idée est qu’ils «profitent» de cette situation. Il faudrait donc les obliger à accepter les fameux emplois «en tension» dont personne ne veut parce que les conditions d’exercice sont trop pénibles – ou des emplois d’un bien moindre niveau de salaire et de qualification. C’est une réforme punitive que le gouvernement met en place. On peut y voir là une redoutable désincitation à faire des études !

Ce type de réformes fait courir le risque d’entraîner le pays dans une spirale de déqualification avec toutes les conséquences que cela importe : moindre innovation, moindre capacité à augmenter le niveau de gamme de nos produits. Un nivellement généralisé par le bas. L’Allemagne a mené ce type de réforme du marché du travail avant nous, avec les lois Hartz – en raccourcissant fortement les durées d’indemnisation pour obliger les chômeurs à prendre les emplois à bas salaires, et les résultats y ont été peu concluants, en plus d’avoir décrédibilisé la social-démocratie.

Dans les deux cas, la parole des syndicats ne semble pas peser lourd dans les négociations. Qu’est-ce que cela dit de la vision du monde social d’Emmanuel Macron ?

Il me semble qu’Emmanuel Macron partage pleinement la vision développée par de nombreux économistes néolibéraux depuis une trentaine d’années : le smic, les règles entourant l’embauche en contrat court ou le licenciement et les syndicats constituent autant d’entraves à la libre allocation des ressources sur le marché du travail. Dans cette conception de l’économie, il ne faut surtout pas retarder les ajustements ou s’opposer à la «destruction créatrice» chère à Schumpeter, ce que feraient les syndicats.

Le gouvernement organise des concertations en trompe-l’œil : il rappelle en même temps que son programme procède d’une élection au suffrage universel et que sa légitimité est en conséquence plus forte. C’est un raisonnement dangereux. Comme on l’a vu à de nombreuses reprises dans l’histoire sociale, je pense aussi bien aux coordinations qui ont organisé une longue grève des infirmières en 1988 qu’à la grève récente de la SNCF, il y a un risque que les syndicats soient eux-mêmes dépassés par leur base et qu’ils ne soient plus en mesure de traduire institutionnellement la colère sociale. On ne sait pas comment cela peut finir.

En 2023, plusieurs territoires expérimenteront le nouveau revenu de solidarité active (RSA) conditionné à des heures d’activité hebdomadaires. Cette mesure s’inscrit-elle dans la même logique que les projets de réformes en cours ?

Oui, tout à fait. C’est le paradigme du chômage volontaire, lui aussi porté par une partie des économistes depuis de nombreuses années : si les bénéficiaires des allocations ne reviennent pas spontanément dans l’emploi, c’est qu’elles sont trop élevées et désincitatives. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Les travaux de recherche montrent qu’il existe de multiples «freins à l’emploi» : des problèmes de santé, de garde d’enfants, de manque de transport, d’inadéquation des qualifications… qui ne seront pas réglés en obligeant les gens à faire quinze heures à vingt heures d’activité.

C’est d’un véritable service public de l’insertion dont nous avons besoin ! Pour recevoir, comprendre et orienter les personnes bénéficiant du RSA ou du chômage, et les aider à sortir de cette situation. Que cela concerne les retraites, l’assurance chômage ou les minima sociaux, le gouvernement s’inscrit dans une logique banalement comptable destinée à réduire les dépenses publiques, vision qu’il assume d’ailleurs dans son programme de stabilité 2022-2027. S’y ajoute sans doute la volonté politique de faire un clin d’œil à la droite qui a toujours voulu réduire ces dispositifs.

Assiste-t-on à un démantèlement de l’Etat social ?

Je ne parlerais pas de «démantèlement». Car notre modèle social reste encore très redistributif avec un taux de pauvreté passant de plus de 22 % à un peu plus de 14 % après redistribution, c’est-à-dire le versement des prestations sociales et le prélèvement des impôts directs. Le système social français demeure très protecteur dans son ensemble. Je dirais plutôt qu’on assiste au «détricotage» de l’Etat social.

Le plus inquiétant, c’est qu’il s’accompagne de la dégradation de notre système de santé, particulièrement l’hôpital, sur lequel nous faisons peser depuis des années une pression énorme, et dont la non-augmentation de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) (1) est le symbole. Le président de la République n’a d’ailleurs pas évoqué ce point dans son dernier discours consacré à la santé. L’Ondam sera-t-il enfin augmenté ?

Une tendance médiatique laisse à penser que les Français auraient perdu le goût de l’effort. Sont-ils devenus des «flemmards» ?

En aucune manière ! Il y a eu, dans certains discours médiatiques, une grande confusion entre ce qu’on appelle «l’économie de la flemme», qui recouvre les nouveaux comportements de ceux qui font désormais leurs achats depuis des applis dans leur canapé, et la façon dont les Français reconsidèrent leur travail. La crise sanitaire a provoqué un énorme choc : certaines personnes dont l’activité a été stoppée nette ont soudainement pris conscience de l’importance du travail mais aussi de l’emprise de leur métier sur leur vie, et de conditions de travail parfois insupportables.

Les études de la Dares ont montré qu’une grande partie des fameuses démissions post-Covid concernent des emplois aux conditions peu attractives marquées par des salaires très bas, des horaires imprévisibles, un manque d’autonomie, une surveillance démesurée, une organisation taylorienne générant du stress. Il y a donc une grande fatigue due à une succession de crises et à des conditions de travail qui se sont dégradées.

Mais il n’y a ni paresse – le taux d’emploi y compris celui des jeunes n’a jamais été aussi élevé – ni fin soudaine de la centralité du travail. L’aspiration à mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle est une tendance de fond qui progresse depuis plus de trente ans, de même que les attentes d’autonomie, d’épanouissement et de sens à l’égard du travail. Comme nous l’avons montré avec mes collègues dans nos travaux, il existe depuis longtemps une forme de polycentrisme des valeurs. On assiste en fait à une accentuation des tendances antérieures sous la pression des crises.

La crise climatique renforce-t-elle cette quête de sens ?

Avec le climat, une nouvelle variable s’est ajoutée : le dégoût de faire un travail qui participe à la dégradation de l’environnement. Là aussi, ce sont les plus jeunes qui tentent de concilier l’exigence d’un travail qui leur plaît avec la conscience d’un monde fini. Bien sûr, on continue d’entendre de vieux messieurs dire que les jeunes sont devenus paresseux. Ils oublient que l’investissement à corps perdu des hommes dans le travail n’a été rendu historiquement possible que par la présence des femmes au foyer et une division du travail profondément inégalitaire. A leur époque, les tâches domestiques étaient encore beaucoup plus qu’aujourd’hui prises en charge par des femmes qui ne travaillaient pas ou mettaient leur carrière en veilleuse.

Accréditez-vous l’idée d’un conflit générationnel sur la «valeur travail» ?

J’ai lu cela dans la note de la Fondation Jean-Jaurès qui s’appuyait sur l’enquête de l’Ifop et utilisait l’expression «épidémie de flemme». Les Français seraient démotivés et les jeunes encore plus. Je n’y crois pas… Il faut arrêter avec les discours qui sous-entendent que les jeunes seraient particulièrement rétifs au travail.

Les termes du débat sont mal posés, selon vous ?

Beaucoup de jeunes s’interrogent à juste titre sur la meilleure manière de prendre leur place dans un monde qui se décompose et sur la meilleure façon sinon de le réparer, du moins ne pas contribuer à son effondrement. C’est hyperlégitime. Qualifier cette position de «flemme» me paraît totalement inapproprié. Les jeunes ont les mêmes attentes que les générations précédentes mais elles sont encore plus intenses en matière d’accomplissement de soi. Et c’est tant mieux ! Cela s’explique par la hausse générale du niveau d’éducation. Plus diplômés, mieux formés, ils revendiquent davantage de sens dans leur activité professionnelle.

La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron ne vous semble pas vraiment en phase avec cette aspiration à la «bifurcation» des jeunes diplômés…

Je regrette que nos politiques d’emploi ne soient pas mieux articulées avec la question écologique. Nous devons reconstruire toute notre économie de façon à la rendre compatible avec la neutralité carbone. Cela suppose un gigantesque travail d’anticipation : repenser les métiers, les secteurs et les filières les plus émetteurs de gaz à effet de serre, organiser les reconversions, piloter les relocalisations et les transferts de mains-d’œuvre.

Nous devrons réduire l’emploi dans certains secteurs, le développer dans d’autres, le bâtiment, l’agriculture, les énergies renouvelables, les infrastructures, le recyclage… Cela doit être anticipé, cartographié, accompagné : planifié. Les études montrent que le solde de ce vaste mouvement devrait être positif pour l’emploi, mais à condition qu’il soit bien organisé. Ces filières à développer fourniront des emplois sans aucun doute très utiles, plus utiles qu’un grand nombre de «bullshit jobs» aujourd’hui, et devraient donc satisfaire les attentes des jeunes.

Cette planification devrait être le grand chantier enthousiasmant du pays. Mais la phagocytation de l’économie par l’idéologie néolibérale empêche d’appréhender les impératifs complexes. Il faut d’urgence changer le travail, et c’est sans doute la toute première des choses à faire plutôt que toutes ces réformes qui vont encore aggraver le malaise.

par Simon Blin

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