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6 janvier 2023 5 06 /01 /janvier /2023 10:20

Chaque jour pendant trois mois, fin 2020, l’écrivain Yannick Haenel, lauréat du prix Médicis pour Tiens ferme ta couronne, a assisté au procès des attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, tuant douze personnes suivi de cinq autres peu après, à Montrouge et à l’Hyper Cacher de Montreuil. Chaque nuit, il a couché par écrit ces témoignages pour les restituer le lendemain sur le site et dans les pages du journal satirique. Huit ans et deux livres plus tard – Janvier 2015. Le procès avec le dessinateur François Boucq et Notre solitude (éditions Les Echappés), le procès terminé, quelle mémoire collective en reste-t-il ? De la confrontation aux paroles et à l’innommable, l’auteur, devenu chroniqueur pour Charlie peu après l’attentat, a tenté de tirer une ligne entre les rescapés et les morts – Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Elsa Cayat, Bernard Maris, Honoré et les autres – et de faire émerger, en parallèle de la vérité judiciaire, soldée par la condamnation de tous les accusés, une certaine vérité de la mémoire. Plus qu’à commémorer, il appelle à se remémorer ces noms, en continuant à penser, par le dessin et l’écriture, les fractures de la société française.

Quel sens revêt pour vous la commémoration, chaque année, de ces attentats ?

 

Même si je n’en attends rien et que je ne participe pas aux commémorations, ce rendez-vous avec un crime politique majeur est nécessaire pour ne pas oublier. Ma manière d’y être fidèle est de continuer à lire Charlie, et d’y écrire. Je ne lisais pas Charlie avant, mais ces jours de janvier – puis novembre – 2015 sont historiques. Il est bon de continuer à y penser et de se confronter intellectuellement à ce trou abyssal, car au fond, ces crimes font plus que tuer les gens. Ils touchent un point irréconciliable de la société française. Tout ce qui n’est pas traité politiquement se transforme en crime ou en tyrannie à un moment donné, c’est la leçon de l’histoire. Commémorer sert à remettre ces questions sur le tapis, sans cesse. Et c’est de cela que témoigne Charlie.

Que représente cet attentat dans la mémoire collective, huit ans après ?

Ce nom, devenu un symbole après les attentats, est le lieu de beaucoup d’ambiguïtés. Peu de gens lisent et savent ce qui s’écrit à Charlie qui pâtit d’une image, même dans une partie du milieu intellectuel, presque réactionnaire. Mais la lutte contre le fanatisme et le racisme par le rire, historique à gauche, n’a rien à voir avec l’islamophobie. L’héritage de ces journées, qui avait fédéré la France, s’est étiolé. J’en veux pour preuve l’absence relative de réaction collective forte suite à la tentative d’assassinat de Salman Rushdie. C’est dû sans doute, en France, à une peur croissante de diviser encore plus politiquement la société sur la question de l’islam radical. L’héritage des attentats, qui aurait dû faire fleurir la réflexion sur le fanatisme et ce qui nous relie, a failli. Les procès de Charlie, du 13 Novembre ou de Nice – très peu suivi – semblent s’accompagner d’une volonté d’oubli, organisée par la société elle-même.

Le procès, que vous avez chroniqué jour après jour pour Charlie, a-t-il permis de mieux comprendre ce qui s’était passé ?

En un sens, oui. Cette expérience a été pour moi vertigineuse. Avant lui, j’écrivais dans Charlie par acquiescement ému, reconnaissance de ce qui était arrivé à ces journalistes. Le procès a déplié ce que ces crimes avaient de politique – car c’est ce qu’ils étaient. En éprouvant cette justice et en écoutant les nombreux témoignages, j’ai pu mesurer ce qui s’était passé, tant sur la scène des crimes qu’en matière de malentendus irréconciliables, qui continuent de déchirer la société française, de la petite délinquance de banlieue au grand banditisme instrumentalisé au plan international. Le procès a été une longue tentative de compréhension du mal.

Comment, en tant qu’écrivain, avez-vous contribué à cette vérité de la mémoire, en parallèle de la vérité judiciaire ?

Je suis devenu le témoin de tous les témoins, et ça a changé ma vie. Publiant chaque matin sur le site du journal, je passais mes nuits à écrire, à chaud, et j’étais lu par ceux-là mêmes, mes camarades, qui témoignaient. Ce que j’écrivais n’allait pas toujours dans le sens de ce que les journalistes avaient envie de penser. Leur quête de la vérité était percutée par le dégoût devant le festival des dissimulations – attendues – des accusés. Je les décrivais avec sévérité, et parfois avec empathie. Par exemple j’ai été choqué dès les premières minutes par ces cages en Plexiglas dans lesquelles ces présumés innocents étaient enfermés, exhibés. Elles me semblaient inhumaines et injustes.

Quasi-partie civile comme membre du journal, je me suis jeté à corps perdu dans la retranscription la plus exhaustive possible des paroles, tentant en parallèle de méditer à leur sens. J’étais obsédé par ces paroles fondamentales et contradictoires qui font la beauté de la justice, et j’avais terriblement peur qu’elles soient oubliées donc je notais tout. Il y avait une forme de beauté à se retrouver tous là, au cœur d’un déchiffrement multiple, d’une glose permanente, sans excuser mais pour renouer les fils. J’ai tenté de réunir les vivants et les morts. La justice est le seul lieu, avec le langage, où les deux s’enchevêtrent et sont coprésents. On invoque les disparus, or parler des morts les rend immortels. Ils sont comme rendus à la vie vivante de la mémoire. Comme dans l’amour, ou la poésie.

L’essence de l’écriture, n’est-ce pas aussi cette défense de la parole et de la pensée, contre le nihilisme ?

Les enjeux que ce procès a suscités relèvent de l’herméneutique, d’un déchiffrement passionné de l’existence, d’une plongée dans ce qui peut se dire de plus complexe et innommable. Je me rappelle du témoignage de Zarie Sibony, la caissière de l’Hyper Cacher, qui a duré le même temps qu’a duré la prise d’otages. Cette correspondance m’a frappé, comme si son témoignage remplissait le néant qui était à l’œuvre ce jour-là. Il ramenait à nous la proximité avec la mort et ces revendications injustifiables, tel Job dans la Bible, qui est «celui qui est venu pour nous dire». Il y avait là une épaisseur métaphysique. Ceux qui ont osé venir parler l’ont fait pour nous tous.

Comment comprendre justement ce «nous» mémoriel, contenu dans le titre de votre livre Notre solitude ?

La communauté de celles et ceux qui ont participé au procès est aussi celle, plus secrètement, de la société française qui a été attaquée dans son être profond. Je suis mélancolique de voir que cette communauté n’a rien d’autre à partager que cette solitude, comme si le lien ne se faisait pas vraiment. La simple addition des solitudes me semble tragique.

Cette mémoire a-t-elle permis de préserver davantage la liberté d’expression aujourd’hui ?

Je n’aime pas cette expression qui me semble trop facile et faible conceptuellement, car elle peut s’appliquer tant à Elon Musk, Donald Trump qu’aux intellectuels iraniens bâillonnés. En étant instrumentalisée par toutes sortes de personnes qui en font un alibi, la liberté d’expression ne fait que faiblir. Charlie l’utilise de façon circonscrite pour désigner l’ironisation des valeurs, notamment religieuses, qui relève davantage de la laïcité. La confusion sur ce point s’est aggravée à mon sens. Dans les écoles, les professeurs craignent l’enseignement civique, surtout depuis l’assassinat de Samuel Paty, que nous avons vécu durant le procès.

Pourquoi avoir rejoint Charlie Hebdo comme chroniqueur après la tuerie ?

Dans cette rédaction, joyeuse et mélancolique, une défense tenace des valeurs de gauche se perpétue, envers et contre tout : l’écologie, la critique du libéralisme, une manière de rire du fanatisme. J’aime Charlie de cette manière, nietzschéenne, comme quelque chose qu’on ne peut pas prendre au sérieux si l’on n’en a pas d’abord ri. Ces journalistes ne sont pas une bande d’anticléricaux n’attendant que de bouffer du curé. Ma position y est d’ailleurs paradoxale, car je suis traversé par le sacré. Charlie est un miroir crispé de ce qui fâche au sein de la société française.

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