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20 janvier 2023 5 20 /01 /janvier /2023 15:42

Au risque de froisser les susceptibilités des intéressés et de ceux qui les écoutent, si l’on devait s’aventurer à donner une définition précise et définitive du moyen remplacement, on pourrait envisager ce qui suit.

Le moyen remplacement est une situation à l’œuvre qui a vu petit à petit l’intelligence, la raison, la rigueur, l’objectivité et la modération se faire remplacer par l’outrance, la provocation, l’idéologie larvaire et les mensonges de toutes sortes. Les principaux artisans du moyen remplacement s’appuient généralement davantage sur des impressions que sur des données factuelles, biaisées par des défiances de nature homophobe, xénophobe, raciste et extrême-droitiste. Forts de leurs savoirs ès qualités procurés par leurs postes ou leur seule aura médiatique, ces prêcheurs moyens ont remplacé au fil des ans les journalistes rigoureux, les scientifiques reconnus, les universitaires faisant autorité… Signe des temps, crise des vocations, passivité coupable et Internet obligent, le moyen remplacement permet par exemple d’apprendre l’Histoire de France en lisant les ouvrages d’un vulgarisateur passé par la section Sport-études d’un club de foot ou en assistant religieusement aux représentations d’un parc à thème  qui reconstitue les guerres de Vendée en équilibre sur un fil hésitant entre réécriture douteuse et propagande avérée. Mais là où le moyen remplacement est le plus évident, c’est quand on assiste aux éructations populacières des invités des plateaux de télés qui cautionnent (pour ne pas dire véhiculent) des théories complotistes et ne connaissent qu’un seul coupable à n’importe quel mal : l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas comme eux (grand bien leur fasse, soit dit en passant, de ne pas leur ressembler).

À l’inverse du « grand remplacement » qui peut s’apparenter à la température ressentie quand le thermomètre annonce 4 degrés sous abri et que sur les quais du Canal Saint-Martin ou sous les piles des ponts où s’entassent les réfugiés faute de structure étatique digne de ce nom, on se gèle les arpions et le reste avec l’idée qu’il fait moins cinq comme dans la Sibérie d’avant le réchauffement climatique, le « moyen remplacement » n’est pas qu’une perception abusive et erronée de la réalité. Parce qu’avec le temps, les faits et la vérité ont cédé la place à l’opinion, à l’incohérence, à l’invérifiable, le petit monsieur lambda occupe une place prégnante hors des cercles privés et concentriques des partisans de la haine et ne cache même plus sa consanguinité idéologique avec les politiques qu’il commente. À tel point que l’on peut se demander en regardant assidument cette devanture qu’est la télévision, en zappant d’une chaîne d’info à une autre, devant un reportage, une interview sans contradicteur digne de l’exercice ou la diffusion d’un meeting qui laisse les rancœurs, la division et le rejet de l’autre s’exprimer en tout impunité : combien de théoriciens dans la vitrine ?

Boris-Hubert Loyer  
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16 janvier 2023 1 16 /01 /janvier /2023 11:46

La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron, qui entend réformer les retraites et l’assurance chômage, s’inscrit dans «une logique banalement comptable», estime la professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales à l’université Paris-Dauphine-PSL. Selon l’auteure de plusieurs ouvrages sur la question sociale, dont le Travail (Que sais-je ?, PUF, nouvelle édition 2022) et le Manifeste du travail (Seuil, 2020) avec les chercheuses Isabelle Ferreras et Julie Battilana, il est urgent de repenser le marché de l’emploi en intégrant l’impératif écologique et la quête d’accomplissement de soi des nouvelles générations. Loin d’être touchés par «une épidémie de flemme», comme le prétendent certaines études, les Français aspirent à mieux travailler que les générations précédentes en conciliant leur vie professionnelle avec d’autres activités sociales, rappelle la sociologue.

Selon le projet de réforme des retraites présenté par Elisabeth Borne, l’âge légal de départ atteindra 64 ans 2030, au lieu de 65 ans comme l’envisageait le gouvernement. Il faudra par ailleurs avoir cotisé 43 ans dès 2035 pour une retraite à taux plein. Le gouvernement présente cette réforme comme un «projet de justice sociale». Est-ce le cas selon vous ?

 

Non. Car ce sont celles et ceux qui ont commencé à travailler tôt et qui ont des métiers pénibles – beaucoup d’ouvriers et d’employés – qui vont pâtir le plus de cette réforme. Ce qui me frappe dans ces annonces, c’est que la question pourtant essentielle de la dégradation des conditions de travail et de la pénibilité n’est pas prise suffisamment au sérieux. Si tant de personnes sont contre les mesures annoncées, c’est en effet parce que le travail est devenu pour beaucoup insupportable : selon l’enquête «Conditions de travail» de la Dares, le travail contribue au mal-être pour plus de la moitié des personnes interrogées, un actif sur dix déclarant même se trouver dans une situation de travail très délétère pour son bien-être psychologique.

Un gouvernement sincèrement soucieux de justice sociale aurait certainement procédé à l’inverse de ce qui vient de se passer : il aurait commencé par prendre à bras-le-corps la question des conditions de travail et de la pénibilité – notamment en prenant en compte ce que disent les syndicats sur les critères de pénibilité et en accordant des réductions de durée de cotisation pour tous ceux qui ont des métiers pénibles.

Que vous inspire le télescopage de la réforme des retraites avec celle de l’assurance chômage ?

En affaiblissant nettement les droits et la situation des salariés, et plus généralement des travailleurs, ces deux réformes vont, comme le revendiquent ses partisans, dans le même sens que ce qui a été mis en place dans plusieurs pays européens voisins. Il s’agit clairement d’une politique visant à obliger à tout prix les individus à rejoindre l’emploi ou à y rester plus longtemps, à n’importe quelle condition. Elles vont se faire au détriment des personnes qui disposent le moins de ressources pour s’y opposer.

C’est le cas des chômeurs dont la capacité à se mobiliser est faible comme l’ont montré les travaux du sociologue Didier Demazière et à l’encontre desquels le «soupçon» progresse en France, selon le dernier baromètre de l’Unédic sur l’emploi : 60 % des Français estiment que si les demandeurs d’emploi rencontrent des difficultés à trouver du travail, c’est parce qu’ils ne font pas de concession dans leur recherche et qu’ils ne veulent pas risquer de perdre leur allocation chômage. La France participe ainsi au processus d’alignement vers le bas des conditions sociales des travailleurs malheureusement à l’œuvre dans l’Union européenne.

Sur l’assurance chômage, la Première ministre a confirmé le retrait du point controversé du projet de décret qui prévoyait la diminution de la durée de 40 %, en cas de «plein-emploi». Est-ce suffisant, selon vous ?

C’est un pas important mais qui ne suffit évidemment pas. Le problème fondamental est le postulat sur lequel repose cette réforme : les chômeurs ne chercheraient pas vraiment à travailler ou seraient trop exigeants. L’idée est qu’ils «profitent» de cette situation. Il faudrait donc les obliger à accepter les fameux emplois «en tension» dont personne ne veut parce que les conditions d’exercice sont trop pénibles – ou des emplois d’un bien moindre niveau de salaire et de qualification. C’est une réforme punitive que le gouvernement met en place. On peut y voir là une redoutable désincitation à faire des études !

Ce type de réformes fait courir le risque d’entraîner le pays dans une spirale de déqualification avec toutes les conséquences que cela importe : moindre innovation, moindre capacité à augmenter le niveau de gamme de nos produits. Un nivellement généralisé par le bas. L’Allemagne a mené ce type de réforme du marché du travail avant nous, avec les lois Hartz – en raccourcissant fortement les durées d’indemnisation pour obliger les chômeurs à prendre les emplois à bas salaires, et les résultats y ont été peu concluants, en plus d’avoir décrédibilisé la social-démocratie.

Dans les deux cas, la parole des syndicats ne semble pas peser lourd dans les négociations. Qu’est-ce que cela dit de la vision du monde social d’Emmanuel Macron ?

Il me semble qu’Emmanuel Macron partage pleinement la vision développée par de nombreux économistes néolibéraux depuis une trentaine d’années : le smic, les règles entourant l’embauche en contrat court ou le licenciement et les syndicats constituent autant d’entraves à la libre allocation des ressources sur le marché du travail. Dans cette conception de l’économie, il ne faut surtout pas retarder les ajustements ou s’opposer à la «destruction créatrice» chère à Schumpeter, ce que feraient les syndicats.

Le gouvernement organise des concertations en trompe-l’œil : il rappelle en même temps que son programme procède d’une élection au suffrage universel et que sa légitimité est en conséquence plus forte. C’est un raisonnement dangereux. Comme on l’a vu à de nombreuses reprises dans l’histoire sociale, je pense aussi bien aux coordinations qui ont organisé une longue grève des infirmières en 1988 qu’à la grève récente de la SNCF, il y a un risque que les syndicats soient eux-mêmes dépassés par leur base et qu’ils ne soient plus en mesure de traduire institutionnellement la colère sociale. On ne sait pas comment cela peut finir.

En 2023, plusieurs territoires expérimenteront le nouveau revenu de solidarité active (RSA) conditionné à des heures d’activité hebdomadaires. Cette mesure s’inscrit-elle dans la même logique que les projets de réformes en cours ?

Oui, tout à fait. C’est le paradigme du chômage volontaire, lui aussi porté par une partie des économistes depuis de nombreuses années : si les bénéficiaires des allocations ne reviennent pas spontanément dans l’emploi, c’est qu’elles sont trop élevées et désincitatives. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Les travaux de recherche montrent qu’il existe de multiples «freins à l’emploi» : des problèmes de santé, de garde d’enfants, de manque de transport, d’inadéquation des qualifications… qui ne seront pas réglés en obligeant les gens à faire quinze heures à vingt heures d’activité.

C’est d’un véritable service public de l’insertion dont nous avons besoin ! Pour recevoir, comprendre et orienter les personnes bénéficiant du RSA ou du chômage, et les aider à sortir de cette situation. Que cela concerne les retraites, l’assurance chômage ou les minima sociaux, le gouvernement s’inscrit dans une logique banalement comptable destinée à réduire les dépenses publiques, vision qu’il assume d’ailleurs dans son programme de stabilité 2022-2027. S’y ajoute sans doute la volonté politique de faire un clin d’œil à la droite qui a toujours voulu réduire ces dispositifs.

Assiste-t-on à un démantèlement de l’Etat social ?

Je ne parlerais pas de «démantèlement». Car notre modèle social reste encore très redistributif avec un taux de pauvreté passant de plus de 22 % à un peu plus de 14 % après redistribution, c’est-à-dire le versement des prestations sociales et le prélèvement des impôts directs. Le système social français demeure très protecteur dans son ensemble. Je dirais plutôt qu’on assiste au «détricotage» de l’Etat social.

Le plus inquiétant, c’est qu’il s’accompagne de la dégradation de notre système de santé, particulièrement l’hôpital, sur lequel nous faisons peser depuis des années une pression énorme, et dont la non-augmentation de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) (1) est le symbole. Le président de la République n’a d’ailleurs pas évoqué ce point dans son dernier discours consacré à la santé. L’Ondam sera-t-il enfin augmenté ?

Une tendance médiatique laisse à penser que les Français auraient perdu le goût de l’effort. Sont-ils devenus des «flemmards» ?

En aucune manière ! Il y a eu, dans certains discours médiatiques, une grande confusion entre ce qu’on appelle «l’économie de la flemme», qui recouvre les nouveaux comportements de ceux qui font désormais leurs achats depuis des applis dans leur canapé, et la façon dont les Français reconsidèrent leur travail. La crise sanitaire a provoqué un énorme choc : certaines personnes dont l’activité a été stoppée nette ont soudainement pris conscience de l’importance du travail mais aussi de l’emprise de leur métier sur leur vie, et de conditions de travail parfois insupportables.

Les études de la Dares ont montré qu’une grande partie des fameuses démissions post-Covid concernent des emplois aux conditions peu attractives marquées par des salaires très bas, des horaires imprévisibles, un manque d’autonomie, une surveillance démesurée, une organisation taylorienne générant du stress. Il y a donc une grande fatigue due à une succession de crises et à des conditions de travail qui se sont dégradées.

Mais il n’y a ni paresse – le taux d’emploi y compris celui des jeunes n’a jamais été aussi élevé – ni fin soudaine de la centralité du travail. L’aspiration à mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle est une tendance de fond qui progresse depuis plus de trente ans, de même que les attentes d’autonomie, d’épanouissement et de sens à l’égard du travail. Comme nous l’avons montré avec mes collègues dans nos travaux, il existe depuis longtemps une forme de polycentrisme des valeurs. On assiste en fait à une accentuation des tendances antérieures sous la pression des crises.

La crise climatique renforce-t-elle cette quête de sens ?

Avec le climat, une nouvelle variable s’est ajoutée : le dégoût de faire un travail qui participe à la dégradation de l’environnement. Là aussi, ce sont les plus jeunes qui tentent de concilier l’exigence d’un travail qui leur plaît avec la conscience d’un monde fini. Bien sûr, on continue d’entendre de vieux messieurs dire que les jeunes sont devenus paresseux. Ils oublient que l’investissement à corps perdu des hommes dans le travail n’a été rendu historiquement possible que par la présence des femmes au foyer et une division du travail profondément inégalitaire. A leur époque, les tâches domestiques étaient encore beaucoup plus qu’aujourd’hui prises en charge par des femmes qui ne travaillaient pas ou mettaient leur carrière en veilleuse.

Accréditez-vous l’idée d’un conflit générationnel sur la «valeur travail» ?

J’ai lu cela dans la note de la Fondation Jean-Jaurès qui s’appuyait sur l’enquête de l’Ifop et utilisait l’expression «épidémie de flemme». Les Français seraient démotivés et les jeunes encore plus. Je n’y crois pas… Il faut arrêter avec les discours qui sous-entendent que les jeunes seraient particulièrement rétifs au travail.

Les termes du débat sont mal posés, selon vous ?

Beaucoup de jeunes s’interrogent à juste titre sur la meilleure manière de prendre leur place dans un monde qui se décompose et sur la meilleure façon sinon de le réparer, du moins ne pas contribuer à son effondrement. C’est hyperlégitime. Qualifier cette position de «flemme» me paraît totalement inapproprié. Les jeunes ont les mêmes attentes que les générations précédentes mais elles sont encore plus intenses en matière d’accomplissement de soi. Et c’est tant mieux ! Cela s’explique par la hausse générale du niveau d’éducation. Plus diplômés, mieux formés, ils revendiquent davantage de sens dans leur activité professionnelle.

La politique économique et sociale d’Emmanuel Macron ne vous semble pas vraiment en phase avec cette aspiration à la «bifurcation» des jeunes diplômés…

Je regrette que nos politiques d’emploi ne soient pas mieux articulées avec la question écologique. Nous devons reconstruire toute notre économie de façon à la rendre compatible avec la neutralité carbone. Cela suppose un gigantesque travail d’anticipation : repenser les métiers, les secteurs et les filières les plus émetteurs de gaz à effet de serre, organiser les reconversions, piloter les relocalisations et les transferts de mains-d’œuvre.

Nous devrons réduire l’emploi dans certains secteurs, le développer dans d’autres, le bâtiment, l’agriculture, les énergies renouvelables, les infrastructures, le recyclage… Cela doit être anticipé, cartographié, accompagné : planifié. Les études montrent que le solde de ce vaste mouvement devrait être positif pour l’emploi, mais à condition qu’il soit bien organisé. Ces filières à développer fourniront des emplois sans aucun doute très utiles, plus utiles qu’un grand nombre de «bullshit jobs» aujourd’hui, et devraient donc satisfaire les attentes des jeunes.

Cette planification devrait être le grand chantier enthousiasmant du pays. Mais la phagocytation de l’économie par l’idéologie néolibérale empêche d’appréhender les impératifs complexes. Il faut d’urgence changer le travail, et c’est sans doute la toute première des choses à faire plutôt que toutes ces réformes qui vont encore aggraver le malaise.

par Simon Blin

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16 janvier 2023 1 16 /01 /janvier /2023 11:32
Camille de Toledo : « Nous tombons des hauteurs de la vie narrée. Et nous cherchons d’autres appuis, pour reprendre pied » (Une histoire du vertige)
 Une histoire du vertige © éditions Verdier

Indubitablement, Une histoire du vertige de Camille de Toledo, qui paraît chez Verdier, s’offre comme l’une des plus remarquables et stimulantes réflexions de ces dernières années. Livre adressé, narration des narrations, Une histoire du vertige revient, à la lumière de la littérature, sur nos temps présents pour comprendre ce vertige, ce sentiment d’effondrement par lequel l’homme détruit ses appuis terrestres. Essai écopoétique, Une histoire du vertige dresse le sombre tableau des fictions qui ont confisqué le monde et ont fini par le détruire. Peut-être s’agit-il ici d’un essai de critique épique, premier du genre et ouvroir potentiel à un renouveau critique. Autant de perspectives ouvertes par un grand entretien avec Camille de Toledo autour de ce livre clef.

Ma première question voudrait porter sur les origines de votre puissante Histoire du vertige qui vient de paraître aux éditions Verdier. Cette histoire est née, précisez-vous, en 2017 à l’occasion du cycle de conférences sur le vertige à la Maison de la Poésie en partenariat avec Diacritik puis s’est développée sous la forme d’une thèse. Mais comment s’est imposée à vous la nécessité de vous interroger sur la question du vertige ? Comment pouvez-vous, pour nos lecteurs, définir ce que vous entendez par vertige ? Pourquoi son histoire est devenue urgente, notamment au regard des enjeux écopoétiques ?

On dit tenir parole, n’est-ce pas ? Je crois que je m’interroge depuis longtemps sur cette dimension du langage. Tenir parole. Tenir à la parole. Tenir aux mots. Les mots et le langage comme des appuis qui peuvent trembler. Qu’est-ce qui arrive quand ça ne tient plus ? Quand cet appui des mots, du langage, des histoires tissées à partir du langage ne tient plus ? D’où tombons-nous ? Et à quoi peut-on se raccrocher si ce n’est à d’autres mots, d’autres histoires… Je m’interroge sur cette chute des langues depuis longtemps. Le Hêtre et le bouleau, en 2009, se finissait sur un texte qui portait le titre suivant : l’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige. Déjà, cette dimension du vertige, à partir de tout ce qui a été détruit au nom et à partir des fables politiques du XXe siècle. Je ne pense pas que l’on puisse se relancer dans le langage, dans la production de fictions au XXIe siècle sans en passer par un verdict brutal. Nos habitats linguistiques détruisent la vie, produisent la guerre, organisent le détachement, la séparation, l’oubli. Mais la beauté, malgré tout, qui rejaillit de ce diagnostic, c’est que la langue est un pharmakon : elle détruit et elle sauve, selon l’usage que l’on en a. Les langues de 1984, le livre d’Orwell, ou celle du Zéro et l’infini de Koestler, sont des variations sur les encodages qui tuent, qui meurtrissent et anéantissent la vie. Klemperer qui connait une nouvelle saison de gloire depuis le début du XXIe siècle, que l’on relit à la lumière de ce qui nous arrive, a bien exposé cette puissance destructrice du langage.

Avec cette histoire du vertige que je n’ai cessé de travailler au fil de mes livres, j’offre une lecture plus corporelle, plus physiologique de nos habitats narratifs, en langues. C’est une rupture avec cette longue errance du pur langage qui a atteint un climax dans les années 1970 du siècle dernier. Mais j’en retiens les acquis. Oui, il y a un gouffre, une immense cassure entre la vie dans le langage et la vie nue. Chaque mot, chaque lettre est une abstraction, qui s’ancre dans nos expériences pour devenir comme un appui physiologique. Je m’attache ainsi au mot « Terre ». Mais puis-je dire que cet appui est le même que le mot Earth ou Erde ou Adama (en hébreu). Nous sommes des tissus de langue, mais dans les temps de fracas, au fil des destructions de l’Histoire, ce tissu est déchiré. Le lien entre les mots et les choses est, en somme, la première victime de cette avancée que les modernes nomment le progrès. J’ai dit une fois publiquement que j’ai grandi avec le langage comme « mensonge ». Une mère qui ment laisse des traces. Une famille qui omet laisse des traces. Et mon frère m’avait donné sa parole, aussi, qu’il ne se tuerait pas. Il n’a pas tenu parole. Notre expérience est tout entière attachée aux langages, aux codes, aux formes de narration. Et dans cette histoire du vertige, j’essaie d’approcher les fragilités de notre habitation humaine depuis ce qui ne colle pas, ce qui sépare, ce qui blesse, entre les mots, les langues, et la vie nue. Le vertige, c’est cette sensation qui apparait lorsque plus rien ne tient, parce que les mots se sont détachés de la vie. Nous sommes alors des habitants de la hauteur et quelque chose en nous tombe, tombe… Nous tombons des hauteurs de la vie narrée, racontée. Et nous cherchons d’autres appuis, pour reprendre pied.

Ce qui ne manque pas immédiatement de frapper à la lecture de votre texte, c’est combien Une histoire du vertige arpente ce que vous nommez le lieu d’une blessure. Vous en développez ainsi l’éloquent argument : « Nous tenons à des amoncellements de cartes, de codes délaissés ; et pour tenir, nous sommes à l’affût de nouveaux récits afin de retisser un lien au monde. » Avant d’ajouter ce qui vaut pour postulat de vos interrogations mêmes : « Nous vivons au lieu de la blessure, et nous cherchons à suturer cette entaille que nos existences – en tant que producteurs de fictions, de langages – ont causée. » La blessure provient, dès lors, de la manière dont l’homme, espèce narrative ou homo narrans selon votre éclairante formule, à formuler des récits capables d’accaparer, de coloniser les terres jusqu’à les détruire, les blesser.
Ma question sera la suivante : en quoi, selon vous, les hommes sont ces « habitants fictionnels » qui font de la fiction un outil de conquête du monde ? En quoi, pour vous, la Terre est dédoublée par un manuscrit que les hommes ne cessent d’écrire, ce que les Baroques du 17e siècle avaient pour habitude de décrire sous la métaphore de « Livre du Monde » ? Est-ce, dans cet esprit, que vous faites de Don Quichotte l’un des paradigmes de l’homo narrans ? En quoi les récits peuvent-ils jouer un rôle délétère ?

J’ouvre une histoire du vertige avec la figure du Quichotte, mais j’aurais pu également parler du texte biblique ou de tant et tant d’autres textes. En somme, l’équation est simple : le livre, c’est le pays dématérialisé. Le codex, c’est l’encodage de quelque chose qui survivra à sa mort. Le texte est donc cette matière errante, une sorte de sépulture qui vit sa vie propre après la disparition du référent. Les sages ont écrit, compilé, consigné le Talmud en exil. Le pays n’est plus, il faut un texte. La mère n’est plus, il faut écrire la chambre claire pour Barthes ou la Recherche du temps perdu pour Marcel. Sans cesse, ce qui meurt se sauve par l’écriture ; c’est l’équation même de la bibliothèque comme une mémoire de l’humanité. Entrer dans une bibliothèque, c’est fréquenter des morts présents ou à venir. Les mots ne sont donc jamais les choses. Le langage n’est jamais la vie. Il la rappelle, il nous la redonne, il nous y renvoie, mais il y a cette cassure que l’on ne saurait suturer. Le Quichotte, c’est le paradigme de ce sapiens narrans, cet intoxiqué fictionnel qui en vient à oublier le monde. Nous consommons aujourd’hui des fictions sur les plateformes ; nous sommes des Quichotte qui avons perdu le lien à la vie et la retrouvons dans des histoires. Les heures passées devant des séries ne cessent d’augmenter. Et comme un chiasme nécessaire, les espèces ne cessent de disparaitre. Et je cherche dans une histoire du vertige à saisir les contours de cette habitation fictionnelle en faisant le lien avec la crise de la Terre. Comment le sol s’érode, comment le lien entre les mots et les choses est entamé, à l’image d’une corde qui va rompre et que nous serrons dans nos mains d’autant plus intensément qu’elle menace de lâcher.

Dans le sillage de vos précédentes réflexions, notamment Le Fleuve qui voulait écrire, votre réflexion s’oriente désormais vers une définition écocritique du monde : les narrations qui constituent l’homme et que l’homme constitue pour asseoir sa domination ont fini par avoir raison de l’écosystème. En ce sens, Une histoire du vertige n’organise pas uniquement la saisie du rôle narratif de l’homme : il en acte l’écocide par les récits successifs dont il a pu se parer. Le but serait désormais, selon vous, de se réattacher au monde. Comment ainsi se réattacher au monde comme vous le suggérez ? En quoi l’homo narrans en tant qu’instance narrative joue-t-il un rôle manifeste dans l’épuisement des formes de vie et dans la destruction de l’écosystème ?

Dès 2002, dans mon premier essai dont je ne cesse de reprendre l’écriture, j’en appelais, dans le sillon des mouvements dits altermondialistes, à une « nouvelle incarnation ». Je parlais déjà des liens, des attachements, face à un texte – une économie politique – qui détruit la vie. Lorsque des corps dans la révolte bloquent les flux de la marchandise, ce sont des vies qui parlent du gouffre, de la cassure, du vertige entre l’expérience de la vie nue et les encodages qui nous emportent, nous gouvernent, nous envoutent, nous prennent nos forces. Dans des fictions comme L’inversion de Hieronymus Bosch (2004) ou Vies et mort d’un terroriste américain (2007), j’avais imaginé ce personnage du « Moine » qui revendique les drames du climat : les tornades, les ouragans ; qui fixe une intentionnalité aux comportements des entités de la nature. La dimension de l’écocritique est présente dans mon travail et dans l’histoire littéraire bien avant que le mot n’apparaisse. On peut comprendre l’apparition du savoir romantique au XIXe siècle comme une écocritique des encodages abstraits de la Révolution française. Bien des courants socialistes et éco-socialistes – je pense à William Morris – en contrepoint des révolutions industrielles ont porté également cette conscience de la cassure entre les textes-cadre de l’organisation économique et sociale et la vie. Dans Une histoire du vertige, je cherche, j’explore, à partir de certains textes-jalon les deux visages du langage, des mots, de la narration : le visage de ce qui détruit et le visage de ce qui sauve. Je cherche à saisir ce qui blesse le monde à partir de cette séparation des codes et de la vie. Dans le Fleuve qui voulait écrire, il était beaucoup question de droit. L’écriture de la loi engage des conventions, des normes qui bien souvent violentent la vie. Et le cœur de la dramaturgie de ce livre visait à passer d’une langue – d’un texte – qui objétise les entités de la nature à une langue – juridique – qui reconnait la subjectivité, les valeurs de ces entités, pour défendre leurs puissances d’agir. Je crois qu’avec Une histoire du vertige, je reviens plus au côté obscur de la langue ; à la façon, en effet, dont tout signe détaché de la vie présente un penchant criminel.

Camille de Toledo © Jean-Philippe Cazier

Ce qui est remarquable dans Une histoire du vertige, c’est aussi bien la narration à laquelle vous-même vous vous livrez : votre livre se présente en effet comme une manière de synthèse historique qui traverse des siècles de narration pour produire non pas uniquement une thèse mais, par-dessus-tout, une véritable synthèse. Loin de souscrire uniquement à un registre didactique, Une histoire du vertige déploie, par sa vitesse d’énonciation, une manière d’épique de la littérature. Ainsi, plutôt que citer, vous préférez raconter la littérature dans un but qui se donne comme une politique de la matière et de l’intellection de la matière par les récits puis, dans un second temps, par la littérature qui prend en charge la mise en évidence critique de ces récits. Ma question ici sera double : diriez-vous ainsi qu’Une histoire du vertige s’offre à son tour comme une cosmovision en soi d’un monde raconté de manière épique et critique depuis la littérature ?

Une histoire du vertige est un livre adressé, il prend appui sur un ami, une amie, pour se raconter, pour avancer dans le récit sous les yeux d’un témoin. Vous avez raison, je crois, il a pris au fil du travail une dimension épique : c’est en quelque sorte l’épopée de ce sapiens narrans qui est contée. Dans le travail de recherche préalable, il s’agissait plus pour moi de présenter des cas : le cas du Quichotte, le cas de « la carte de l’Empire » chez Borges ; le cas Claudio Magris et son Danube ; le cas Glissant et sa poétique de la relation, le cas Moby Dick de Melville ou le cas Pessoa… Mais en tissant les « cas » entre eux, en finalisant le livre, j’en suis venu en effet à raconter le temps long. Je suis de façon générale toujours appelé par le temps long. Mon père ne jurait que par Braudel et nous offrait toujours de vastes synthèses. Le temps court, il me semble, nous rend idiot ou fou. Nous finissons par voir de la nouveauté là où il n’y a qu’une reprise ; ou de la rupture là où il n’y a qu’une constante de la rupture. Ce qui apparait, il me semble, dans une histoire du vertige, c’est que nous vivons toujours dans le monde d’après du langage ; et toujours, nous sommes en quête de la vie, de l’expérience, en cherchant à sortir du clos de la langue. La cassure entre nos habitats narratifs et la vie est très ancienne. Simplement, elle a pris une tournure extrêmement violente : la crise du vivant et de la Terre sous l’emprise des encodages humains du monde.

Ce récit de la littérature que vous produisez conduit à reconsidérer le rôle même de la littérature qui se donne comme le récit après coup de mutations sociales et écologiques. Ce nouveau rôle de la littérature reconsidère la littérature elle-même dans sa puissance d’évocation puisqu’elle est l’outil majeur, avec la peinture également, d’un état des lieux du monde. Mais cet état est toujours oblique : chez vous, la littérature suggère, elle a une puissance d’évocation qui s’établit sous le jour constant de l’allégorie critique. Diriez-vous ainsi, de Don Quichotte jusqu’à Moby Dick, la littérature s’appréhende comme une allégorie active du rapport de l’homme au monde dont le rôle du critique est de livrer la narration ?

Je ne suis pas certain que le terme « allégorie » convienne. Mythe, légende… peut-être plus. Écrire les légendes, repartir des mythes littéraires pour voir ce qu’ils ont encore et toujours à nous dire : de l’histoire de nos destructions, notamment. J’ai un rapport au texte – comme on le voyait dans Vies pøtentielles – qui vient d’une longue tradition : celle du commentaire des textes sacrés. Je pense que même dans le domaine laïque, sans sacralité de croyance, le langage engage toujours une forme de foi : un enfant, quand il apprend à parler, est amené à croire au langage. Si une mère ou un père ment, l’enfant va vivre dans la cassure du mot et de l’expérience. Il faut parfois des années – et bien souvent, on n’y parvient pas – pour retisser les liens entre les mots et la vie. Lorsqu’on vit en exil, dans un pays qui rompt avec le code de la langue maternelle, c’est une autre espèce de rupture entre le code et la vie, où grandit souvent la nostalgie, qui est cette tentative pour recréer un lien perdu. Une histoire du vertige hérite de cette forme. J’y traite le Quichotte ou une nouvelle de Borges ou un livre de Faulkner ou de Melville à la façon de textes sacrés qui cachent des significations toujours à venir. Dans la pratique du commentaire hebdomadaire de la Torah, pour la parasha de la semaine, on procède d’abord par une reprise de l’histoire : il faut raconter. La pensée est liée à la narration ; il faut en quelque sorte bégayer l’histoire, la reprendre afin d’en faire jaillir des significations pour la vie actuelle. J’aime bien aussi noter qu’à l’époque où la Grèce antique invente la pensée abstraite, les consignes dans le monde hébraïque pour éviter la disparition sous l’influence grecque reviennent à s’arrimer, s’attacher au script, aux narrations pour continuer à penser. C’est la forme si singulière des sages du Talmud qui ne cessent de remplir les ellipses du narratif biblique en en dégageant des histoires, des concepts, des lois. Je crois qu’intuitivement, je fais ça avec la littérature. C’est aussi ce que mon père faisait, de manière orale, sans laisser de trace ailleurs qu’en moi et en mon frère mort.

Si Une histoire du vertige peut être à bon droit considérée comme une cosmovision critique de la narrativité humaine, ce qui est remarquable est aussi bien la manière dont votre texte s’empare du devenir de l’humanité afin de faire le point sur sa situation. L’autre titre qui vient à l’esprit des lectrices et des lecteurs assez rapidement est une expression que vous employez et qui revient à intervalles réguliers comme une scansion argumentative : « Nous les Modernes ». Diriez-vous ainsi qu’il s’agit là d’une manière d’histoire de la modernité ou plutôt d’une Après modernité, d’un moment où, après les désastres, il est temps de réfléchir à la revenue du monde, à la manière dont il doit se relever ? Est-ce que l’Après, et sa conscience affirmée, est désormais notre enjeu vital ?

Ce que je vais appeler « moderne » est sensiblement différent des acceptions que le terme a pris au fil de l’histoire. Il y a du moderne quand il y a une fracture entre une langue et la vie. Voyez ce que nous disent les anthropologues et les ethnologues sur les autres formes de l’habitation humaine – non moderne – du monde. Ce qu’ils vont étudier, bien souvent, c’est une cohérence des différents mythes et récits avec le lieu. Ce qu’ils vont décrire bien souvent, c’est aussi la blessure, l’intrusion d’autres cosmogonies – notamment, des règles modernes – dans des sociétés autres. À chaque fois, c’est un conflit d’encodages qui nait. Quand un conflit d’encodages survient, nous entrons dans une condition moderne. Quand le Temple est détruit et qu’il faut s’exiler, il y a une cassure entre le texte et l’expérience. Je dirais alors que le judaïsme entre dans sa vie moderne. Quand les sciences prouvent que le soleil est le centre de notre système stellaire, cet encodage entre en conflit avec des visions, des imaginaires du monde d’avant. Les contemporains de ces découvertes entrent alors dans une expérience moderne. C’est ce conflit d’attaches entre des régimes de vérité différents et non conciliables qui est, à mes yeux, le propre de ce que je nomme « moderne ». Le mot, chez moi, n’a qu’un rapport distendu avec les séquençages historiques dits de la « Modernité ». En ce sens, et pour en revenir à votre question, nous sommes depuis un temps immémorial dans le temps d’après. Nous sommes expulsés hors de la vie quand nous entrons dans le langage. Les mots, les codes deviennent des habits, des habitats qui portent la marque de la séparation. Ce qui frappe et qui me porte à avoir cette lecture continue de la destruction par le langage, c’est encore une fois la violence contemporaine de la fracture entre nos codes et la vie. Et c’est la découverte de ce gouffre, le simple fait d’ouvrir les yeux sur cette cassure, qui provoque à mes yeux, une accélération des vertiges.

Dans ce désir d’habiter encore l’Après, de redonner au monde la chance du monde, votre réflexion ouvre sur une piste de réflexion plus que stimulante, celle de ce que vous nommez l’espoir océanique. Vous définissez comme suit le sujet en question : « celui qui depuis la coupure moderne tente, par ses failles, de se rouvrir à un plus grand nombre d’attaches. » Que se produit-il quand l’océanique apparaît ? S’agit-il de cette anima, ces souffle et élan vitaux, en charge de répondre aux ruines du monde ?

Je raconte l’histoire du « vertige », soit l’histoire d’une sensation à la fois individuelle et collective où nous perdons nos attaches. Nous perdons notre sol, nos sols ; nos liens à la vie sont éprouvés. Quand le vertige n’est pas là, il y a ce que je nomme le sujet certain, soit un être qui ne tremble pas, qui ne vacille pas, qui est arrimé au monde, à son corps, à son incarnation et à ses appuis : un chat, un jaguar, un arbre, un chien, une plante sont à bien des égards des êtres certains, qui n’ont pas à douter de leurs appuis sémiotiques. Mais pour Sapiens narrans, il y a tous ces appuis instables, des codes, des langages, des signes qui sont reliés à la vie par un fil ténu. Notre espèce humaine dépend d’un grand nombre d’appuis sémiotiques qui sont arbitraires et branlants. Le vertige nait quand nous perdons nos attaches, soit quand les codes qui nous rattachaient à la vie tremblent ; si bien que la forme que le sujet a prise se dissout ou est menacée. Dans la multiplication des langues et des codes qui est au cœur de la vie des modernes, les appuis sémiotiques sont plus instables. Les repères changent de plus en plus souvent. C’est à bien des égards comme ça que je comprends les chimères des différentes réactions : de Donald Trump à Bolsonaro aux mouvements d’extrême-droit européens. J’en parlais déjà dans L’inquiétude d’être au monde. Ils se manifestent comme un rejet du trouble qui vient, qui est là, de l’impermanence, de l’entrelacs, de la porosité des êtres. Ils rêvent de reconstruire les catégories de la certitude. À l’inverse, celui qui accueille le trouble, l’inquiet, les vertiges du temps, de la fiction, du réel, fait une œuvre pour l’avenir. Il nous apprend à tenir dans les vertiges. Dès 2009, je parlais dans Le hêtre et le bouleau de « pédagogie du vertige ». Nous devons préparer aux vertiges, à la vie vertigineuse. C’est-à-dire nous rendre à la porosité, à l’incertitude. Le chemin de cet accord, de cette acceptation, met sur la voie de cet « espoir océanique ». Ce moment où nous acceptons ce qui a lieu depuis la vie, depuis la science, qui nous montre que nos frontières sont floues, que nous sommes de partout entrelacés, que nous dépendons les uns des autres, que nous sommes intriqués. J’ai donc une lecture très scientifique de ce motif de « l’océanique » qui est apparu dans les années de l’entre-deux guerres, au siècle dernier. Et cet océanique pointe un vertige de l’emmêlement des formes de la vie. C’est vertige de l’extase, de la sortie de soi, de l’aperture du Je au plus vaste, à l’immensité des relations.

Ma dernière question voudrait porter sur la désignation générique de votre Histoire du vertige. On a pu parler dans cet entretien d’essai mais son caractère narratif tend à faire du texte un récit. Comment qualifier ce texte qui ne porte pas explicitement de qualification générique ? S’agit-il d’une hybridité fictionnelle selon votre expression qualifiant d’autres textes selon les nouveaux regroupements bibliographiques que vous indiquez en fin de volume afin de classer les différents textes composant votre production ? Où le classez-vous ?

Il est vrai que, à la fin de l’ouvrage, je reprends le classement des livres parus depuis 2002. J’aime cette façon d’avancer en modifiant l’organisation du travail. C’est pour moi une manière de garder tout en vie ; de comprendre que tout est en mouvement, que rien n’est figé, que les livres se parlent et se répondent, au fil des années. J’ai maintenu « la trilogie européenne », et j’ai une pensée ici pour un grand éditeur, un chercheur hors norme, un ami, Maurice Olender, avec lequel je n’ai jamais cessé de dialoguer. Il est parti trop vite, il avait encore tant de rêves, de désirs de livres. J’ai aussi décidé de regrouper  les trois livres parus chez Gallimard / Verticales, car je crois que ces épopées, ces romans cherchent tous à enregistrer la vaste période d’hybridation que nous connaissons ; ce temps des montres et des catastrophes qui est le nôtre. J’ai aussi pris le parti de détourer un sous-ensemble avec les romans graphiques ; car je leur assigne la tâche de raconter le siècle passé, la matrice de notre présent, pour des « enfants à venir ». Ce groupe sur « les fantômes de l’histoire » est marqué par la présence, l’inertie spectrale du passé dans le présent. Je crois que ce livre, une histoire du vertige, rejoindra un triptyque paru aux éditions Verdier : L’inquiétude d’être au monde et Thésée, sa vie nouvelle, car il se lie à eux, il me semble, dans un cycle des tremblements.

Pour ce qui est du genre, je ne sais pas. Chaque livre, chaque matière, il me semble, doit inventer sa forme. Une histoire du vertige serait dans le monde anglo-américain considéré comme une narrative non-fiction. Il emprunte à la manière de Thésée au genre de l’enquête. Il cherche à saisir, à cerner, une suspension de la vie humaine, quand les fondations tremblent, quand ça ne tient plus. Il met toutefois en marche une adresse comme si le livre était porté par un dialogue avec une ou un ami. J’ai une idée assez précise de ce que j’ai cherché à y inscrire : une philosophie de l’histoire et du langage qui nous emmène du côté obscur des mots, des lettres, des textes… tout en creusant pour y cherche ce qui sauve : une lumière. Mais comme vous savez, je pense qu’il revient aux autres de désigner, de classer, de nommer ce que nous faisons, ce que nous sommes, ce que nous signons. Donc, je m’en remets à vous pour dire ce qu’il en est du livre et de sa forme. Et je vous remercie déjà pour cette possibilité offerte d’en parler.

Camille de Toledo, Une histoire du vertige, Verdier, janvier 2023, 224 p., 19 € 50

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12 janvier 2023 4 12 /01 /janvier /2023 16:32

Israël : les fanatiques au pouvoir

Le nouveau gouvernement israélien ? C’est la cour des miracles. Pour revenir au pouvoir quel qu’en soit le prix, Benyamin Netanyahou a passé alliance avec tout ce que la droite israélienne compte d’extrémistes exaltés : suprémacistes juifs, rabbins illuminés, religieux fanatiques, racistes à peine déguisés, partisans du « Grand Israël » et de la colonisation à outrance.

Premier projet de cet aréopage d’exagérés : retirer à la Cour Suprême le droit de bloquer les lois qui iraient çà l’encontre des valeurs fondatrices d’Israël. Une majorité simple suffira désormais à la Knesset pour amender la constitution dans le sens qui plaira à la nouvelle majorité. Devant cette atteinte manifeste aux principes de l’état de droit, lequel donne aux juges suprêmes le devoir et le pouvoir de préserver les principes démocratiques, l’opposition cherche à mobiliser la société civile et appelle à manifester. Aussitôt, Zvika Fogel, député du parti suprémaciste Otzma Yehudit (Force Juive), membre de la majorité, a demandé l’arrestation des quatre principaux leaders de l’opposition, dont Benny Gantz et Yair Lapid, anciens ministres et premiers ministres !

La bataille va donc se poursuivre, âpre, amère et peut-être violente. Ce glissement à l’extrême-droite de la classe politique – et de l’électorat israélien – pose désormais une question fondamentale : où sont passés les idéaux du sionisme ? Ben Gourion et les fondateurs de l’État voulaient une démocratie sociale exemplaire. Le Likoud, arrivé au pouvoir dans une seconde époque, prônait une politique conservatrice et sécuritaire, mais restait dans les limites de l’état de droit et d’une certaine laïcité. L’arrivée au pouvoir des partis religieux dans la roue de Netanyahou ouvre une troisième phase, qui inquiète – ou indigne – les défenseurs de la démocratie israélienne, dans le pays et à l’extérieur. Dans ce scénario, Israël se changerait en petit État nationaliste, identitaire et illibéral, niant tout droit des Palestiniens à l’autodétermination, foulant aux pieds ses principes d’origine et effaçant jusqu’au souvenir de Ben Gourion, Itzhak Rabin ou Shimon Peres…

 

Laurent Joffrin

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11 janvier 2023 3 11 /01 /janvier /2023 03:40

La (longue) citation en exergue, empruntée au sonnet 66 de Shakespeare, donne le ton : « (…) Lassée de voir qu’un homme intègre doit mendier / quand à côté de lui des nullités notoires / se vautrent dans le luxe et de l’amour du public ». Si l’énonciation shakespearienne au masculin passe au féminin chez Salvayre, demeure le décapage des vanités fausses et gloires baudruches. C’est à ce « continent » que s’attaque Lydie Salvayre « avec l’audace d’un Christophe Colomb » pour donner les clés de la réussite la plus éclatante. Comment mentir, écraser, monter, paraître, instrumentaliser et « être au top » ? vous saurez tout en lisant cet Irréfutable essai de successologie, que l’on peine à qualifier tant il est à la fois une parodie des manuels de bien-être et développement personnel — comme autant de déclinaisons d’un prêt à penser confortable — et une fresque décapante de notre monde comme il déraille.

L’essai irréfutable part d’un constat imparable : la réussite est la notion cardinale de notre présent, elle a supplanté l’art, la politique et les religions. Le succès permet d’échapper à tout — morale, critique, besoins — il est une « transsubstantiation », le Graal d’une époque soumise à une « transformation copernicienne des esprits », certes récente mais emportant tout système antérieur des valeurs ; nul n’est désormais besoin d’avoir du talent, contrairement aux préceptes classiques. Réussir, c’est devenir l’un des êtres d’influence dont Lydia Salvayre nous offre une série de portraits (avec « une profonde et sincère philanthropie »), l’une des divinités de notre nouvelle Olympe.

L’influenceuse bookstagrammeuse d’abord, au « potentiel érotique » inversement proportionnel à l’intelligence, qui enfonce les portes ouvertes des bons sentiments tout en plaçant produits sur produits et qui finit par publier un livre que ses followers s’arrachent. Dans cet opus voué à devenir un best-seller et à l’instar de Mallarmé (qui, Lydia Salvayre le rappelle avec à propos, « collabora activement à la première revue lifestyle française La Dernière Mode »), la star des réseaux partage ses secrets de beauté/réussite (deux volets indissociables, l’un crée l’autre). Et parfois, en story, notre bookstagrammeuse va jusqu’à parler livres, en Sainte-Beuve 2.0.

Passons sur l’homme influent — très utile pour comprendre comment la successologie, véritable « art », a remplacé le terme si absurdement négatif d’arrivisme — pour nous arrêter sur le portrait à facettes de l’écrivain. En effet le syntagme (au masculin de généralité) recouvre au moins huit espèces : l’écrivain confirmé, l’écrivain pamphlétaire, l’écrivain débutant, l’écrivain transfuge (ou intercalaire), l’écrivain engagé (ou à mèche), l’écrivain-homme politique, l’écrivaine féministe et l’écrivain stupide. Chaque croquis révèle un pan de la République des Lettres, visant juste (et féroce), jusqu’à l’auto-critique puisque le « je » de l’Essai se range dans l’une de ces catégories — on vous laisse découvrir laquelle — et qu’il ose même critiquer les critiques, à ses risques et périls et « contre <s>on intérêt, mais pour l’éclairement et l’instruction de «<s>es lecteurs fidèles ».

Après un portrait au vitriol des trois types de critiques, Lydie Salvayre énonce la règle d’or du succès : quel que soit le domaine, il ne s’agit pas d’être mais de paraître, et pour cela de savoir choisir ses amis, user du mensonge comme de la brosse à lustrer et reluire, être un expert des nouveaux liens que sont les réseaux sociaux. Tout autant caricature du care et des manuels de bien-être/bien-vivre/réussir/challenger/mourir — jusqu’à en épouser la forme avec maximes en gras, listes pour aller directement aux conseils clés — qu’hybride contemporain des Caractères et des Maximes, œuvres de ces moralistes qui, selon le mot de Nietzsche, ont déniaisé l’humanité, cet Irréfutable essai de successologie est une pochade cinglante dans laquelle chacun en prend pour son grade et qui invite, de fait, à « prendre le maquis ».

Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, éditions du Seuil, « Cadre rouge », janvier 2023, 176 p., 17 € 50

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8 janvier 2023 7 08 /01 /janvier /2023 14:35
PAROLES
De plaines en forêts de vallons en collines
Du printemps qui va naître à tes mortes saisons
De ce que j'ai vécu à ce que j'imagine
Je n'en finirai pas d'écrire ta chanson
Ma France
Au grand soleil d'été qui courbe la Provence
Des genêts de Bretagne aux bruyères d'Ardèche
Quelque chose dans l'air a cette transparence
Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche
Ma France
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige
Et dont vous usurpez aujourd'hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
Ma France
Celle du vieil Hugo tonnant de son exil
Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines
Celle qui construisit de ses mains vos usines
Celle dont monsieur Thiers a dit qu'on la fusille
Ma France
Picasso tient le monde au bout de sa palette
Des lèvres d'Éluard s'envolent des colombes
Ils n'en finissent pas tes artistes prophètes
De dire qu'il est temps que le malheur succombe
Ma France
Leurs voix se multiplient à n'en plus faire qu'une
Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs
En remplissant l'histoire et ses fosses communes
Que je chante à jamais celle des travailleurs
Ma France
Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches
Pour la lutte obstiné de ce temps quotidien
Du journal que l'on vend le matin d'un dimanche
A l'affiche qu'on colle au mur du lendemain
Ma France
Qu'elle monte des mines descende des collines
Celle qui chante en moi la belle la rebelle
Elle tient l'avenir, serré dans ses mains fines
Celle de trente-six à soixante-huit chandelles
Ma France
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6 janvier 2023 5 06 /01 /janvier /2023 10:23

Du Pain ! Le gouvernement s’est empressé de trouver des solutions pour les boulangers. Les 33 000 artisans du pain vont recevoir une lettre du ministre de l’Economie Bruno Le Maire qui détaillera toutes les aides auxquelles ils ont droit pour passer la crise. Ils vont pouvoir dénoncer, mesure exceptionnelle, les contrats abusifs passés avec certains fournisseurs. Bruno Le Maire sait la portée symbolique, et même le potentiel insurrectionnel que recèle une variation trop erratique du prix du pain. Le pain est l’aliment étalon, le mot générique de la capacité à vivre. On «gagne son pain», on «partage le pain» et depuis l’Evangile selon Saint Matthieu – «Prenez, mangez, ceci est mon corps» – le pain est même une nourriture sacrée. La modernité et la diversification gigantesque de l’offre alimentaire, au moins pour les pays développés, n’ont pas entamé la place politique et identitaire (en France) du pain. «S’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche !» Ce mot apocryphe de Marie-Antoinette est considéré comme le point de départ de la Révolution. C’est-à-dire de ce que nous sommes collectivement.

Le «pain de l’égalité» en 1793

Le pouvoir s’est toujours intéressé au prix du pain et au marché des ingrédients qui compose cet aliment de base. Le Livre des métiers, paru en 1268, établit les premières règles qui encadrent la fabrication du pain : on y distingue le pain blanc et le pain noir, de qualité moindre mais moins cher. Les prix sont fixés. Et attention à l’autorité qui voudrait libéraliser le marché du pain ou de la farine. On sait maintenant que les émeutes de 1775 sont le fruit des mesures de liberté des prix des grains et céréales. La Convention impose en 1793 le pain unique, le «pain de l’égalité», principalement à base de froment. Ce serait aujourd’hui un pain céréales, vendu plus cher que le pain blanc, dans les boulangeries branchées des centres-villes. Il était composé d’un mélange de trois quarts de froment et d’un quart de seigle. Un boulanger qui ne proposait pas ce pain «complet» était passible de prison.

 

Depuis, le prix du pain a toujours été au moins encadré, formellement ou non. Bloqué après la guerre jusqu’en 1978. Et sévèrement surveillé par diverses dispositions jusqu’en 1987. Aujourd’hui il est libre mais ne varie pas beaucoup en boulangerie. Michel-Edouard Leclerc avait fait scandale en proposant une baguette à moins de 30 centimes en début d’année dernière. Mais au-delà du pain, c’est le boulanger qui est devenu un symbole et un repère. Alors que dans la réalité quotidienne il y a plus de pain vendu en grande surface qu’en boulangerie, cet artisan, sa place dans les villes et les villages, est l’un des marqueurs de l’art de vivre à la française. Il y a le boulanger – l’artisan – dont on sait qu’il se lève à 3 heures du matin. On peut parfois l’apercevoir à l’ouverture du magasin, la gueule enfarinée, fatigué. Il est l’un des derniers artisans qui fournit un produit dont on connaît et comprend encore la provenance. Il y a le boulanger – le commerçant –, parfois l’unique «bonjour» de la journée pour quelques vieux esseulés, qui reste encore une figure immuable.

Pain au chocolat

La boulangerie rythme nos vies, le pain au chocolat des enfants (la chocolatine dans le Sud-Ouest) est la récompense des premières années de scolarité. Dimanche prochain, c’est la galette, tradition chrétienne devenue habitude gourmande à partager. La boulangerie et ses produits sont des éléments rassurants, la survivance d’un monde de contact humain, de proximité, de qualité simple et abordable, bref de tout ce qui tend à disparaître. Voilà pourquoi il faut sauver les boulangeries, les chérir. Hors de question de se passer du pain chaud et de l’inimitable «en vous remerciant !» strident de la boulangère.

par Thomas Legrand

publié le 5 janvier 2023 à 8h00
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6 janvier 2023 5 06 /01 /janvier /2023 10:20

Chaque jour pendant trois mois, fin 2020, l’écrivain Yannick Haenel, lauréat du prix Médicis pour Tiens ferme ta couronne, a assisté au procès des attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, tuant douze personnes suivi de cinq autres peu après, à Montrouge et à l’Hyper Cacher de Montreuil. Chaque nuit, il a couché par écrit ces témoignages pour les restituer le lendemain sur le site et dans les pages du journal satirique. Huit ans et deux livres plus tard – Janvier 2015. Le procès avec le dessinateur François Boucq et Notre solitude (éditions Les Echappés), le procès terminé, quelle mémoire collective en reste-t-il ? De la confrontation aux paroles et à l’innommable, l’auteur, devenu chroniqueur pour Charlie peu après l’attentat, a tenté de tirer une ligne entre les rescapés et les morts – Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Elsa Cayat, Bernard Maris, Honoré et les autres – et de faire émerger, en parallèle de la vérité judiciaire, soldée par la condamnation de tous les accusés, une certaine vérité de la mémoire. Plus qu’à commémorer, il appelle à se remémorer ces noms, en continuant à penser, par le dessin et l’écriture, les fractures de la société française.

Quel sens revêt pour vous la commémoration, chaque année, de ces attentats ?

 

Même si je n’en attends rien et que je ne participe pas aux commémorations, ce rendez-vous avec un crime politique majeur est nécessaire pour ne pas oublier. Ma manière d’y être fidèle est de continuer à lire Charlie, et d’y écrire. Je ne lisais pas Charlie avant, mais ces jours de janvier – puis novembre – 2015 sont historiques. Il est bon de continuer à y penser et de se confronter intellectuellement à ce trou abyssal, car au fond, ces crimes font plus que tuer les gens. Ils touchent un point irréconciliable de la société française. Tout ce qui n’est pas traité politiquement se transforme en crime ou en tyrannie à un moment donné, c’est la leçon de l’histoire. Commémorer sert à remettre ces questions sur le tapis, sans cesse. Et c’est de cela que témoigne Charlie.

Que représente cet attentat dans la mémoire collective, huit ans après ?

Ce nom, devenu un symbole après les attentats, est le lieu de beaucoup d’ambiguïtés. Peu de gens lisent et savent ce qui s’écrit à Charlie qui pâtit d’une image, même dans une partie du milieu intellectuel, presque réactionnaire. Mais la lutte contre le fanatisme et le racisme par le rire, historique à gauche, n’a rien à voir avec l’islamophobie. L’héritage de ces journées, qui avait fédéré la France, s’est étiolé. J’en veux pour preuve l’absence relative de réaction collective forte suite à la tentative d’assassinat de Salman Rushdie. C’est dû sans doute, en France, à une peur croissante de diviser encore plus politiquement la société sur la question de l’islam radical. L’héritage des attentats, qui aurait dû faire fleurir la réflexion sur le fanatisme et ce qui nous relie, a failli. Les procès de Charlie, du 13 Novembre ou de Nice – très peu suivi – semblent s’accompagner d’une volonté d’oubli, organisée par la société elle-même.

Le procès, que vous avez chroniqué jour après jour pour Charlie, a-t-il permis de mieux comprendre ce qui s’était passé ?

En un sens, oui. Cette expérience a été pour moi vertigineuse. Avant lui, j’écrivais dans Charlie par acquiescement ému, reconnaissance de ce qui était arrivé à ces journalistes. Le procès a déplié ce que ces crimes avaient de politique – car c’est ce qu’ils étaient. En éprouvant cette justice et en écoutant les nombreux témoignages, j’ai pu mesurer ce qui s’était passé, tant sur la scène des crimes qu’en matière de malentendus irréconciliables, qui continuent de déchirer la société française, de la petite délinquance de banlieue au grand banditisme instrumentalisé au plan international. Le procès a été une longue tentative de compréhension du mal.

Comment, en tant qu’écrivain, avez-vous contribué à cette vérité de la mémoire, en parallèle de la vérité judiciaire ?

Je suis devenu le témoin de tous les témoins, et ça a changé ma vie. Publiant chaque matin sur le site du journal, je passais mes nuits à écrire, à chaud, et j’étais lu par ceux-là mêmes, mes camarades, qui témoignaient. Ce que j’écrivais n’allait pas toujours dans le sens de ce que les journalistes avaient envie de penser. Leur quête de la vérité était percutée par le dégoût devant le festival des dissimulations – attendues – des accusés. Je les décrivais avec sévérité, et parfois avec empathie. Par exemple j’ai été choqué dès les premières minutes par ces cages en Plexiglas dans lesquelles ces présumés innocents étaient enfermés, exhibés. Elles me semblaient inhumaines et injustes.

Quasi-partie civile comme membre du journal, je me suis jeté à corps perdu dans la retranscription la plus exhaustive possible des paroles, tentant en parallèle de méditer à leur sens. J’étais obsédé par ces paroles fondamentales et contradictoires qui font la beauté de la justice, et j’avais terriblement peur qu’elles soient oubliées donc je notais tout. Il y avait une forme de beauté à se retrouver tous là, au cœur d’un déchiffrement multiple, d’une glose permanente, sans excuser mais pour renouer les fils. J’ai tenté de réunir les vivants et les morts. La justice est le seul lieu, avec le langage, où les deux s’enchevêtrent et sont coprésents. On invoque les disparus, or parler des morts les rend immortels. Ils sont comme rendus à la vie vivante de la mémoire. Comme dans l’amour, ou la poésie.

L’essence de l’écriture, n’est-ce pas aussi cette défense de la parole et de la pensée, contre le nihilisme ?

Les enjeux que ce procès a suscités relèvent de l’herméneutique, d’un déchiffrement passionné de l’existence, d’une plongée dans ce qui peut se dire de plus complexe et innommable. Je me rappelle du témoignage de Zarie Sibony, la caissière de l’Hyper Cacher, qui a duré le même temps qu’a duré la prise d’otages. Cette correspondance m’a frappé, comme si son témoignage remplissait le néant qui était à l’œuvre ce jour-là. Il ramenait à nous la proximité avec la mort et ces revendications injustifiables, tel Job dans la Bible, qui est «celui qui est venu pour nous dire». Il y avait là une épaisseur métaphysique. Ceux qui ont osé venir parler l’ont fait pour nous tous.

Comment comprendre justement ce «nous» mémoriel, contenu dans le titre de votre livre Notre solitude ?

La communauté de celles et ceux qui ont participé au procès est aussi celle, plus secrètement, de la société française qui a été attaquée dans son être profond. Je suis mélancolique de voir que cette communauté n’a rien d’autre à partager que cette solitude, comme si le lien ne se faisait pas vraiment. La simple addition des solitudes me semble tragique.

Cette mémoire a-t-elle permis de préserver davantage la liberté d’expression aujourd’hui ?

Je n’aime pas cette expression qui me semble trop facile et faible conceptuellement, car elle peut s’appliquer tant à Elon Musk, Donald Trump qu’aux intellectuels iraniens bâillonnés. En étant instrumentalisée par toutes sortes de personnes qui en font un alibi, la liberté d’expression ne fait que faiblir. Charlie l’utilise de façon circonscrite pour désigner l’ironisation des valeurs, notamment religieuses, qui relève davantage de la laïcité. La confusion sur ce point s’est aggravée à mon sens. Dans les écoles, les professeurs craignent l’enseignement civique, surtout depuis l’assassinat de Samuel Paty, que nous avons vécu durant le procès.

Pourquoi avoir rejoint Charlie Hebdo comme chroniqueur après la tuerie ?

Dans cette rédaction, joyeuse et mélancolique, une défense tenace des valeurs de gauche se perpétue, envers et contre tout : l’écologie, la critique du libéralisme, une manière de rire du fanatisme. J’aime Charlie de cette manière, nietzschéenne, comme quelque chose qu’on ne peut pas prendre au sérieux si l’on n’en a pas d’abord ri. Ces journalistes ne sont pas une bande d’anticléricaux n’attendant que de bouffer du curé. Ma position y est d’ailleurs paradoxale, car je suis traversé par le sacré. Charlie est un miroir crispé de ce qui fâche au sein de la société française.

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5 janvier 2023 4 05 /01 /janvier /2023 21:19

À tous mes loupés, mes ratés, mes vrais soleils Tous les chemins qui me sont passés à côté À tous mes bateaux manqués, mes mauvais sommeils À tous ceux que je n'ai pas été Aux malentendus, aux mensonges, à nos silences À tous ces moments que j'avais cru partager Aux phrases qu'on dit trop vite et sans qu'on les pense À celles que je n'ai pas osées Oh, à nos actes manqués Aux années perdues à tenter de ressembler À tous les murs que je n'aurais pas su briser À tout c'que j'ai pas vu tout près, juste à côté Tout c'que j'aurais mieux fait d'ignorer Au monde, à ses douleurs qui ne me touchent plus Aux notes, aux solos que je n'ai pas inventés Tous ces mots que d'autres ont fait rimer et qui me tuent Comme autant d'enfants jamais portés Oh, à nos actes manqués Aux amours échouées de s'être trop aimé Visages et dentelles croisés, juste frôlés Aux trahisons que j'ai pas vraiment regrettées Aux vivants qu'il aurait fallu tuer À tout ce qui nous arrive enfin, mais trop tard À tous les masques qu'il aura fallu porter À nos faiblesses, à nos oublis, nos désespoirs Aux peurs impossibles à échanger Oh, à nos actes manqués Nos actes manqués Nos actes manqués À nos actes manqués

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26 décembre 2022 1 26 /12 /décembre /2022 12:14

LA CINQUIÈME SAISON

S'il faut nommer le ciel je commence par toi Je reconnais tes mains à la forme du toit

L'été je dors dans la grange de tes épaules Les hirondelles de ta poitrine me frôlent

Dressées contre ma joue les tiges de ton sang Le rideau de ta chevelure qui descend

Je te cache pour moi dans la ruche des flammes Reine du feu parmi les frelons noirs des âmes

Par l'automne épargnés tes yeux sont toujours verts Les fleuves continuent de passer au travers

Ton souffle achève au loin le clapotis des plaines On ne sait plus si c'est le soir ou ton haleine

En hiver tu secoues la neige de ton front Tu es la tache lumineuse du plafond

Et je ferme au-delà des mers le paysage Avec les hautes falaises de ton visage

L'étrave du printemps glisse entre tes genoux Lentement le soleil s'est approché de nous

Tu traverses la nuit plus douce que la lampe Tes doigts frêles battant les vitres de ma tempe

Je partage avec toi la cinquième saison La fleur la branche et l'aile au bord de la maison

Les grands espaces bleus qui cernent ma jeunesse Sur le mur le dernier reflet d'une caresse.

(René Guy Cadou)

HORS DE MOI

Les coeurs sont à laver Les plaies sont enlevées L'étoile d'araignée brille dans la serrure Il ne reste déjà qu'une ombre Sur le mur Et le peu de chaleur que tu m'avais laissée

Qu'importe On vit sans peine Une main qui rôdait va souffler sur la plaine Un pli noir se détend Et la roue du soleil fait chavirer le temps Le ciel prend l'air

Me reconnaîtras-tu Ma peau est à l'envers

(René Guy Cadou)

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