Le développement de l’électricité a irrémédiablement changé notre rapport au temps et à la vitesse. On est endoctriné·es par les concepts d’efficacité et de rendement et on a fini par oublier ce que « prendre le temps » signifiait. Les flux incessants d’énergie et d’informations assurant la continuité de la production sont basés sur un temps unifié : il est la même heure à l’horloge des bourses du monde entier. La seconde, définie par la vibration de l’atome de césium, est la plus petite unité d’un temps disjoint des cycles cosmiques. On essaie de nous faire croire à l’idéal du temps réel et unique : tout va toujours plus vite et doit aller plus vite. Il faut optimiser la moindre seconde. Les informations, actualisées en permanence, sont tout de suite obsolètes. L’hétérogénéité des temps sociaux et des pulsations du vivant est lissée, car seul compte le temps contrôlé et comptabilisé de l’activité productive. Peu importe que Thomas, lorsqu’il appuie sur l’interrupteur, utilise l’énergie produite par une tempête en mer du nord ou par une canicule en Espagne. Tout est relié, tout est indifférencié. Bien que notre lien au monde s’appauvrisse de jour en jour, que des formes de vies disparaissent, le virtuel, lui, s’étend. La peur de la déconnexion ou du manque de réseau deviennent les nouvelles angoisses des humain·es toujours plus connecté·es. C’est que la numérisation du monde et les prothèses qu’elle nécessite (smartphone, montre connectée, capteurs) génèrent de nouvelles dépendances et modifient nos capacités cognitives : ce sont ces machines qui désormais nous permettent d’accéder au monde augmenté. L’humain est ainsi la nouvelle frontière à dépasser. Il n’est pas assez rapide, pas assez intelligent et justifie bien que l’on fasse confiance à des machines pour penser, prédire ce qui va arriver et prendre des décisions à notre place. Après avoir colonisé nos imaginaires, l’énergie et ses réseaux s’attachent désormais à coloniser nos chairs.
Smart world, datas et surveillance
Les technologies numériques sont un glouton énergétique, mais leur boulimie peut être assouvie par la transition énergétique. Mieux, numérique et électrique se renforcent. L’avènement du smart world opère un réajustement en temps réel des flux d’électricité sur le réseau international. Il repose sur une capacité accrue de stockage et de transport des données très gourmandes en électricité. Alors qu’elle sert à alimenter les data centers, ceux-ci servent en partie à collecter des données rendant compte de la consommation électrique instantanée. Pratique !
L’Intelligence Artificielle s’immisce aujourd’hui dans tous les aspects de notre vie. Les capteurs et algorithmes se multiplient, car ils sont la source d’une nouvelle gouvernance. L’I.A. nous sauvera. À l’instar de la main invisible du marché, censée réguler les différends entre les humains, la main invisible du numérique nous permettra, par sa capacité à réduire le réel à des données chiffrées transitant via des flux, de rendre le système plus fluide, mieux gérable. Il s’agit d’optimiser la productivité de la terre devenue machine et de ses habitant.e.s. En évitant embouteillages, pics de pollutions, de consommation, inflations, comportements suspects, plus rien ne fait obstacle au fonctionnement continu du système productif et à la circulation de ses flux. Pas d’interruption, pas d’intermittence, l’ordre électrique s’en assure. Il est la condition sine qua non de la possibilité de la vie sur terre.
Dans ce monde numérisé et électrifié, les caméras se répandent : identification automatique des attitudes anormales, reconnaissance faciale et vidéo-verbalisation. Les drones de Frontex et détecteurs de mouvement aux frontières permettent une vision immédiate des flux migratoires dans une tour de contrôle centralisée. Le panoptique s’étend.
Les compteurs Linky et autres capteurs collectent en temps réel de la donnée, établissent des profils de clientes et consommateurs, moralisent les pratiques et empêchent la fraude. Les GAFAM compilent des milliers d’heures de démarches internet quand les smartphones géolocalisent. L’assurance Axa offre des montres connectées à ses client.e.s pour vérifier leurs informations de santé. FranceConnect crée des profils numériques reconnus par l’État pour centraliser toutes les démarches administratives d’un.e individu.e. Pôle emploi peut consulter vos relevés bancaires pour savoir si vous étiez à l’étranger. La police est désormais en mesure d’appréhender une boîte de nuit qui ouvre clandestinement en temps de confinement, en se basant sur ses relevés Linky. Amazon crée une application de fichage consultable sur les smartphones de flics, mise à jour en temps réel et compilant renseignement humain, condamnations judiciaires et activité militante sur internet.
Industriels, multinationales, États et forces armées se serrent les coudes. Ils parlent la même novlangue : le FALC (Facile à lire et à comprendre), qui trouve son écho dans leurs spots vidéo au design aseptisé. Tous vantent le mérite de la ville connectée et surveillée.
Si le Cloud « dématérialisé » prétend nous assister et nous servir, ses réseaux et infrastructures encombrantes envahissent nos sols. Les câbles souterrains et sous-marins enchaînent nos esprits, atrophient nos cerveaux. Nous devenons dépendant.e.s, avons besoin des écrans pour voir les autres, des capteurs pour sentir notre environnement et des données produites sur nous-mêmes pour nous connaître.
Crises, individus et responsabilités
En plus de savoir que le renouvelable participatif ne tient aucune de ses promesses sociales, on sait trop bien qu’il ne tient pas non plus ses promesses écologiques. Qu’une éolienne EDF installée sur notre territoire ne fait pas baisser notre facture et ne nous confère aucune autonomie supplémentaire. On sait trop bien que nous sommes dépendant.e.s d’EDF et de ses sous-traitants pour construire, transporter, installer cette éolienne ou ce panneau solaire. Que nous en sommes aussi dépendant.e.s pour l’entretenir, la démanteler, la recycler. On sait trop bien que nous n’aurons aucune maîtrise de cet outil, aucun nouveau savoir-faire, aucune autonomie. Et que l’énergie ainsi produite sera de nouveau balancée sur un réseau très haute tension, qu’elle ne nous appartiendra jamais, mais sera vendue sur le marché, pour alimenter des infrastructures bien loin de chez nous, qui fabriquent des produits polluants.
Finalement, si on dépensait notre énergie dans cette illusion de participation et d’autonomie, ce serait offrir notre énergie humaine à EDF, lui prémâcher le travail.
On aurait pu écouter celles et ceux qui militent pour un « Green New Deal ». Se féliciter du fait que l’écologie était enfin inscrite à l’agenda politique. Du fait que le réchauffement climatique était enfin pris en compte par les COP 21 et suivantes. On aurait pu se dire que toutes ces mesures étaient positives et incitaient des entreprises polluantes à se reconvertir dans le renouvelable, les contraignaient à agir en respectant davantage la planète. On aurait pu se dire qu’on était sur la bonne voie, même si cela n’était pas assez radical, militer dans des groupes partisans d’une réforme de l’action publique et privée. On aurait pu vouloir protéger certains espaces au Costa Rica pour qu’ils restent « naturels » afin d’y faire de l’écotourisme 15 jours à l’année. On aurait pu ignorer qu’exploiter et protéger ne sont finalement que les deux facettes d’une même pièce.
Mais nous avons compris que derrière les déclarations d’intention, la critique des émissions carbone n’était qu’une mutation technologique, une révolution industrielle de plus. Nous avons vu comment un marché spécialisé dans l’échange de « crédits carbone » permettait aux entreprises du monde entier de polluer toute la planète et de perpétuer la colonisation sous une nouvelle forme. Nous avons vu que tout en creusant des mines, en fissionnant des atomes, des entreprises se rachetaient en rasant des forêts africaines pour en faire de la monoculture d’arbres comme l’hévéa, expropriaient les populations et bénéficiaient, comble suprême, d’une reconnaissance pour leur action écologique.
Nous ne sommes donc pas de celles et ceux qui militent pour un « état d’urgence climatique ». Les décideurs ne se découvrent pas, soudainement, une brèche d’humanisme. Ils nous annoncent surtout qu’il faudra déléguer à un pouvoir centralisé et paternaliste le monopole de la gestion d’une nouvelle crise qu’ils ont largement provoquée eux-mêmes. Lorsque les dominants admettent une partie du problème en le qualifiant de « crise » ou d’« urgence écologique », ce n’est certainement pas pour le résoudre, mais plutôt se déclarer compétents pour la prendre en charge. Et on voit bien que la crise sanitaire actuelle n’appelle nullement les États à endiguer ses causes que sont la déforestation, l’industrialisation agressive ou les élevages concentrationnaires. La seule réponse qui est donnée à toutes ces « crises », qu’elles soient économiques, sécuritaires ou sanitaires, ce sont des mesures restrictives pour les libertés, des violences, et de brutales avancées dans la centralisation du pouvoir politique. Il n’y a pas de raisons qui laissent penser qu’il en sera autrement pour la crise climatique.
Émilie est « zéro déchet ». Elle a découvert le mouvement Zéro en répondant à un défi sur les réseaux sociaux. Depuis, elle achète ses céréales à l’épicerie vrac en centre-ville. Et quand elle va au marché bio le dimanche, elle apporte ses propres contenants en verre, qu’elle transporte dans son sac en coton. Elle fait du vélo électrique. Mais c’est pas de sa faute si une partie est alimentée par les centrales. Elle, elle est à Enercoop. Elle reçoit trois notifications par minute, sur son fairphone dont le Cobalt vient des mines du Congo. Mais Émilie est « zéro déchets », elle voudrait bien que Apple produise local. Et les métaux rares de son ordi, ça compte pas dans ses déchets : c’est pas des emballages qui s’entassent dans sa cuisine. C’est pas sale, c’est loin.
On aurait pu se laisser séduire par le discours appelant à l’éco-responsabilité. Se prendre au jeu du « consom’acteur », de la responsabilité individuelle. On aurait pu croire au smart world. Télécharger les nouvelles applications pour signaler les déchets autour de chez nous. On aurait pu se faire la police morale de nos rues, sous couvert d’écologie. Essayer d’éduquer les quartiers et utiliser l’argument écologique pour verdir une domination de classe. On aurait pu accepter le Linky, se dire que réguler nos consommations, contrôler les pics, c’était positif, quand bien même c’était au prix de données personnelles. On aurait pu stigmatiser les pauvres qui ne refont pas leur isolation. Et ceux qui roulent au gasoil. On aurait voté pour que les voitures électriques bénéficient de stationnements gratuits et de réduction aux péages. Même si elles sont aussi polluantes que les autres en amont, lors de leur fabrication. On aurait pu voter pour la smart city, participer aux débats en lignes, soutenir les poubelles connectées dans lesquelles il est impossible de fouiller pour se nourrir. On se serait fait écocitoyen.ne.s. On aurait dit que cet « éco » renvoyait autant à l’écologie qui nous animait, qu’à la volonté de faire des économies ; et qu’en ce sens, c’était un truc inclusif pour les classes populaires. On aurait pu se mentir en soutenant le greenwashing : le label bio payant, le vrac livré en container, l’électricité produite au prix d’expropriations. On aurait pu nier toutes les conséquences sociales et extractivistes de ce capitalisme « vert » et nous targuer sur les réseaux sociaux d’en être les pionnier.e.s. Mais nous avons choisi de nous construire contre lui.
Objets objectifs et Chose mouvante
Le désastre que l’on vit n’est pas un problème d’ingénieur.e.s qui nécessiterait une ou des solutions pour nous sortir d’affaire. Ce n’est pas une externalité que les gestionnaires doivent prendre en compte et intégrer dans leurs algorithmes pour pouvoir continuer comme si de rien n’était. Notre manière de vivre le désastre consiste à accepter d’aller vers l’inconnu. On ne sait pas comment nous vivrons sans la production actuelle d’électricité. Nous en sommes pour l’instant dépendant.e.s, certes, mais cela ne nous empêche pas de nous opposer à ce qui nous détruit.
Si aujourd’hui les gouvernements assument de plus en plus une dérive autoritaire claire, c’est que des mouvements sociaux remettent de plus en plus en question le patriarcat, la police, le racisme, etc. Nous pensons que c’est aussi le moment d’attaquer l’ordre électrique. Aujourd’hui assis.e.s autour d’une table, des complicités se révèlent et nous nous prenons à rêver d’une chose…
Cette Chose a pris naissance il y a bien longtemps déjà, dans les luttes autonomes passées, dans les luttes antinucléaires lorsqu’on y trouvait encore une critique radicale de l’État et de l’armée, avant de s’enfermer dans un argumentaire purement écologique qui aujourd’hui prône l’industrie du renouvelable. On a pu la trouver au détour de chantiers collectifs se réappropriant savoirs et savoir-faire. Elle a ouvert des squats, cultivé des terres collectives ou fait du pain à Calais. Plus récemment on l’a retrouvée au pied d’un pylône en train de le déboulonner, construisant des cabanes ou se baladant dans un bois occupé. Elle se confrontait directement à ce monde en prenant la rue avec joie et détermination ; laissant derrière elle les réformistes et leurs outils de contrôle de sa colère. Les ronds-points lui ont appris qu’une multitude de pratiques, de rencontres et de bousculements étaient en cours, que la mise en lien de tout ça, que le fait d’accepter de se laisser percuter par l’autre, loin de son confort politique, participe d’un processus d’émancipation collectif difficilement récupérable.
Pour nous, les luttes écologiques n’ont de sens et ne peuvent réellement avoir un impact que si elles sont menées non seulement en lien avec d’autres luttes s’attaquant aux systèmes de domination, mais aussi en acceptant d’être traversées par ces dernières.
À travers les luttes qu’on a vécues, on s’est prêté.e.s à maintes pratiques. Certaines heureuses, d’autres moins. On a joué le jeu du spectacle médiatique, on a cherché à « massifier » et à « sensibiliser », à faire de jolies actions non violentes symboliques, délaissant trop souvent les actions directes bien qu’elles soient indispensables à la construction du rapport de force. On a parfois su mieux que les autres, et on s’est laissé.e.s cloisonner dans un entre-soi militant (mais pas seulement). Avec le numérique on a aussi pu devenir des rebelles de canapé, croyant agir, mais ayant perdu tout ancrage dans le réel. On a pétitionné, fait des procès ou essayé de changer des lois ; ça n’a pas suffi. On a trop souvent été sommé.e.s de se justifier : « vous êtes contre le nucléaire et l’éolien ? Très bien, mais que proposez-vous ? ». Ce monde est incohérent, absurde, nous ne choisirons ni le SRAS ni la grippe H1N1 ! Leurs solutions ne sont que de nouveaux problèmes et nous ne serons plus les technicien.ne.s de leur désastre. On ne veut plus passer notre temps à apporter des pansements à ce système de mort.
THIERRY COLOMBIÉ : "LE POLAR VERT EST UNE ARME DE SENSIBILISATION MASSIVE CONTRE LES CRIMINELS CLIMATIQUES"
Lorsque le dernier arbre, Michael Christie, Albin Michel, 608 pages
Pleine terre, Corinne Royer, Actes Sud, 334 pages
Sidérations, Roger Powers, Actes Sud, 400 pages - sortie le 22 septembre
Kathleen Jamie, Tour d’horizon (Sightlines, 2012), trad. de l’anglais (Écosse) par Ghislain Bareau, éd. La Baconnière « Poche », juin 2022, 288 p