Chassez le naturel, il revient au galop ou plutôt, en voiture. Est-il besoin de rappeler les scènes de guerre observées et filmées un peu partout dans les stations-service, entre des automobilistes qui grillent la file d’attente ou siphonnent les pompes à coups de jerricanes ? Une situation liée à la pénurie de carburant qui repose LA question philosophique : l’homme est-il un loup pour l’homme ?
Thomas Hobbes célèbre philosophe anglais du XVIIe siècle, pensait que oui ! Dans le Léviathan, il montre que la nature humaine était, sinon mauvaise, du moins égoïste : chaque individu ne poursuit que sa propre conservation – ou survie – autant dire, son intérêt personnel, sans se soucier des autres, ce qui conduirait à un «misérable état de guerre», s’il n’y avait pas de lois et de pouvoir politique pour les retenir. Il suffit de regarder la manière dont ils se conduisent – au volant – à la pompe à essence. On est prêt à tuer pour avoir son litre. Il suffisait déjà de voir comment ils se comportaient dans les transports en commun : ceux qui montent empêchent les autres de descendre, et pour quoi ? Pour avoir le siège libre, isolé, là, loin des autres. D’ailleurs, si l’on préfère se taper deux heures de bouchon dans une voiture au lieu d’un quart d’heure dans un bus ou un train, c’est bien qu’on préfère être seul, parce qu’on est toujours mal accompagné. Bref, l’homme est naturellement égoïste et asocial, et donne libre cours à ses plus bas instincts, à la première occasion. Mais doit-on être aussi pessimiste sur la nature humaine ?
Si on en est arrivé là, à cette «crise des carburants», c’est d’abord, parce qu’il y a une pénurie ; ensuite, parce que nous nous sommes rendus dépendants de la voiture. Et comme vous le savez – ou pas – Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a plutôt écrit : l’homme est naturellement bon, c’est la société qui l’a perverti. Ce n’est pas tant la nature humaine qui est mauvaise, c’est ce que nous sommes devenus. Dans ce sens, le philosophe Henry David Thoreau (1817-1862), qui est un peu le Rousseau américain, prône un mode de vie naturel, en dénonçant le «gaspillage» organisé par la société. Dans un passage de son fameux Walden ou la vie dans les bois (1864), il montre notamment avec quelle ironie se crée une pénurie – alors qu’il n’y avait pas de voiture, en 1850, du côté de chez lui, dans le Massachusetts : «Les hommes déclarent qu’un point fait à temps en épargne cent, sur qui les voilà faire mille points aujourd’hui pour en épargner cent demain.» Il parle sans doute des «points» de couture, ou de toute autre activité artisanale, ou travail. Et souligne cette absurdité du système qui consiste à vouloir «épargner», «capitaliser» ; en faire plus, maintenant, pour être tranquille plus tard en bref, surproduire, pour garder un petit capital. En bref, encore, aller à la station «par précaution», même quand on a le réservoir plein, comme d’autres allaient acheter du PQ et des pâtes pour faire des réserves pendant la crise du Covid. Et les réserves et les précautions créent la pénurie et une perte de temps pour tout le monde. Ce n’est donc pas l’homme qu’il faut changer, mais le système.
Et Thoreau de conclure : «On vit dans les ténèbres de l’insondable grotte de mammouth qu’est ce monde.»
Gilles Vervisch est l’auteur de Etes-vous sûr d’avoir raison ?, Flammarion, 2022.