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30 mai 2023 2 30 /05 /mai /2023 08:31

par Christophe Majastre, docteur en science politique, chargé de recherches FRS/FNRS centre de théorie politique – Université libre de Bruxelles

Le chef de l’Etat a évoqué en l’altérant une notion rendue célèbre par le sociologue. Ce dernier s’était lui-même exprimé contre l’usage politique de sa théorie pour donner une caution scientifique au vague sentiment de dissolution des mœurs.

 

Le président Emmanuel Macron a employé, à l’occasion d’un hommage rendu à des policiers tués lors d’un accident de la circulation, l’expression de «processus de décivilisation». Volontairement englobante, cette expression est censée rapporter à un dénominateur commun une série de faits divers hétérogènes qui relèveraient ainsi d’une tendance sociale de fond. Que cette expression, comme l’écrit le Monde, lui ait été soufflée lors d’un dîner organisé avec quatre intellectuels n’étonnera pas, tant sont nombreux les «spécialistes en généralité» prêts à diagnostiquer l’évolution générale de la société à partir de maigres «sondages» (notons que, contrairement à ce que laisse entendre le titre de l’article, un seul de ces quatre intellectuels peut à bon droit revendiquer le titre de sociologue). Plus étonnante est la légèreté avec laquelle le président, qui a longtemps fait montre de ses faits d’armes intellectuels, cite en la déformant une notion rendue célèbre par le sociologue Norbert Elias dans sa thèse, publiée en allemand en 1938, intitulée Sur le processus de civilisation.

La thèse d’Elias est connue : dans l’histoire de l’Occident, la monopolisation des moyens de la violence par l’Etat a progressivement mené, en bannissant les pulsions d’agression de la sphère sociale, à un raffinement des mœurs, entendu comme un renforcement des capacités d’autocontrôle de l’individu sur lui-même. Cette dynamique pluriséculaire – qui s’accélère dès la fin de l’Empire carolingien – s’est traduite, dans une phase ultérieure, en une prise de conscience accrue des interdépendances sociales et la mise au service de la société dans son ensemble du monopole étatique : c’est ainsi que la naissance de l’Etat social prend place dans la sociologie historique proposée par Elias. La diminution tendancielle de la violence dans la société ne constitue donc qu’un aspect, certes crucial, de ce processus. A cet égard, les sociétés contemporaines se différencient des sociétés anciennes par une tolérance moindre à l’égard des manifestations de violence ou de cruauté. Ainsi, l’ampleur des réactions face à des faits impliquant de la violence (comme l’indignation ressentie face aux féminicides) peut, contrairement à la perception immédiate, constituer un indice de l’avancée du processus de civilisation plutôt que de sa régression.

 

Effondrement

Que désignerait donc, à partir de cette perspective théorique, un hypothétique «processus de décivilisation» ? Certes, confronté à la catastrophe allemande et au génocide des juifs d’Europe, Elias lui-même a tâché de rendre compte des phénomènes de violence paroxystique qui ont marqué le XXe siècle. En aucun cas, cependant, il n’aurait accepté que sa perspective soit transformée en théorie globalisante permettant d’interpréter sans recul les faits immédiats : il s’est lui-même exprimé contre l’usage politique de sa théorie pour donner une caution scientifique au vague sentiment de dissolution des mœurs. Ses analyses sur la montée du nazisme, comme ses interventions sur les «conflits de générations» en République fédérale allemande (RFA) à la fin des années 1970, montrent qu’il est néanmoins possible que le processus de civilisation mène à un «effondrement» et à une mise en œuvre systématique de la violence, comme ce fut le cas sous le régime nazi.

Un tel effondrement trouve son origine dans la dynamique même des interdépendances sociales créées par l’émergence et la consolidation de l’Etat. En traçant un parallèle entre les «corps francs» de la République de Weimar – ces milices d’extrême droite constituées d’ex-soldats démobilisés – et les groupes terroristes comme la Rote Armee Fraktion actifs en RFA dans les années 1970, Elias montre que l’engrenage social qui mène à l’effondrement trouve son origine dans un «conflit de générations». On trouve en effet, dans les deux cas, une génération montante confrontée au blocage des positions sociales dominantes occupées par une ancienne génération décrédibilisée – par la défaite de 1918 ou par sa compromission avec le régime nazi.

Fantasmes de grandeur

Face à l’impossibilité d’atteindre des positions sociales valorisées, un certain nombre des membres des jeunes générations n’ont d’autre choix que d’arrimer leur destin social à des idéaux fantasmatiques de grandeur impériale dans le cas de l’extrême droite ou de révolution mondiale dans le cas de l’extrême gauche. Pour la RFA, Elias montre que la répression à l’égard des revendications des jeunes générations ne peut mener qu’à un cercle vicieux où chaque camp finit par voir dans la destruction de l’autre une condition indispensable à sa propre survie. La responsabilité de la désescalade, comme celle de rendre possible un avenir partagé par l’ensemble de la société, incombe alors à ceux qui possèdent les moyens de direction de la société – soit aux classes supérieures qui en occupent les positions dominantes.

Tout le projet intellectuel eliasien consiste à interroger ce qui permet de tenir ensemble la société afin que les groupes qui la composent ne retombent pas dans des relations agonistiques. La prise en compte des interdépendances sociales via une redistribution des richesses produites y occupe une grande place, tout comme la capacité à faire face collectivement et par une action de la société sur elle-même à des dangers extérieurs, comme le dérèglement climatique. Enfin, dès sa formulation originelle, le concept de processus de civilisation vise à dénier la possibilité pour un seul groupe ou un seul pays de revendiquer le privilège d’être civilisé.

Si l’analyse du processus de civilisation recèle bien une mise en garde à l’endroit des responsables politiques, c’est contre l’illusion de pouvoir ignorer indéfiniment les revendications des générations montantes en désignant, au sein de sa propre population ou en dehors de ses frontières, un groupe social comme dépourvu des caractéristiques de l’homme civilisé. La mise en scène, à travers le déploiement disproportionné des moyens de la violence légitime de l’Etat, d’un ordre républicain qui serait menacé par les «barbares» – qu’il s’agisse des militants écologistes à Sainte-Soline ou des manifestants contre la réforme des retraites – semble ainsi destinée à faire d’une seule partie de la population la détentrice des valeurs «civilisées» en criminalisant toute contestation de l’ordre établi. En suivant Norbert Elias, on pourrait dire qu’une telle stratégie, loin de porter un coup d’arrêt à un supposé «processus de décivilisation», constituerait bien plutôt un élément d’un engrenage pouvant mener à un effondrement de la civilisation.

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