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30 mai 2023 2 30 /05 /mai /2023 08:11

par Serge July

Derrière le terme utilisé par Emmanuel Macron, se mêlent des notions très différentes : le «grand remplacement» cher à Renaud Camus et à l’extrême droite et le processus décrit dès 1939 par le sociologue allemand Norbert Elias qui est incontestablement à l’œuvre en France depuis les années 70.

 

«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde», disait Albert Camus, qui se méfiait des mots inadéquats. L’emploi de la «décivilisation» est-il justifié pour décrire les violences des faits divers intervenus en France au cours du mois dernier ? C’est en tout cas le terme choisi par Emmanuel Macron pour décrire cette situation complexe, donner l’impression qu’il la maîtrise, et qualifier ces événements, souvent dramatiques. Une formule qui ne lui appartient pas, mais qui lui permet sans doute de faire un clin d’œil aux électorats de droite et d’extrême droite, alors qu’il cherche à refaire à neuf sa popularité après le désastre des retraites et alors qu’il est toujours en quête d’une majorité parlementaire.

Dans cette formule, «décivilisation», il y a pourtant une sérieuse zone de flou, où se cachent beaucoup de choses : on laisse entendre par exemple que nous serions menacés par des barbares qui viendraient pour l’essentiel d’ailleurs, et qui seraient en train de détruire notre civilisation. Dans tous les cas, c’est ce que murmurent plusieurs dirigeants de droite. On y reconnaît les traces de la thèse dite du «grand remplacement», portée par l’écrivain d’extrême droite, Renaud Camus, l’un des principaux propagandistes de la «décivilisation». Et pour lui, il n’y a pas la moindre ambiguïté.

 

Heureusement le sociologue allemand, Norbert Elias, bien avant Renaud Camus, avait inventé ce terme, en 1939, dans son ouvrage Sur le processus de civilisation, complété en 1969, pour analyser «la massification de la société allemande par le nazisme». Et on remercie le chef de l’Etat d’avoir contribué à le faire lire.

Retour sur les années 70-80

Observons une «décivilisation» incontestable encore à l’œuvre : ces vingt ans où tout a basculé dans notre pays. Alors, la démocratie française était encore riche de ses partis politiques qui structuraient pour une large part notre société et qui ont aujourd’hui quasi disparu. A gauche, le PS et le PCF rivalisaient et les socialistes allaient prendre l’avantage grâce aux renforts des classes moyennes et du secteur tertiaire.

Aux municipales de 1977, le PCF règne encore sur 1 500 municipalités. Les communistes mais aussi les socialistes, font société : ils ont multiplié des associations sportives, syndicales, culturelles, religieuses, solidaires, économiques, autour des municipalités comme autour de chaque élu, ce qui leur permet de fabriquer du lien social. Le déclin historique et irrésistible du Parti communiste entraîne l’attrition de ce maillage associatif, qui va plonger beaucoup d’électeurs communistes, partie prenante d’une «société rouge», dans une désocialisation profonde et qui se sont tournés vers le Front national.

La «décivilisation» de la France périphérique

Simultanément, la grande distribution installée aux portes de petites villes ruine la plupart des commerces du centre-ville, tandis que les avant-gardes de la mondialisation encouragent des entreprises en difficulté de s’exiler…

L’Etat en profitait alors pour «rationaliser» les services publics : des hôpitaux, des cliniques ferment et des tribunaux disparaissent ; des écoles, des lycées, des établissements culturels sont sacrifiés. Les petites villes se paupérisent. Dans le même temps, les familles de paysans doivent abandonner les fermes trop petites, les enfants s’embauchent en usine, les parents vont mourir en ville. L’expression «tissu social» désigne l’ensemble des interactions entre individus et groupes. Cette France périphérique s’appauvrit tandis que les métropoles gonflent. Et plus grande est la ville, et moins le lien social est solide. Résultat, en 2018, la révolte des gilets jaunes éclate sur tous les ronds points de la périphérie.

Au sens littéral du terme, tous ces chocs économiques et leurs conséquences sociétales ont effectivement «décivilisé» une partie de notre pays, comme les colonisateurs lors de leurs conquêtes avaient détruit de très anciennes et très riches civilisations. La «décivilisation», ça existe.

L’ensauvagement de la guerre… en Ukraine

Xavier Bertrand utilisait la «décivilisation» déjà il y a quelques années, Bruno Retailleau est un fan du mot, Eric Ciotti, David Lisnard, le maire de Cannes, et j’en passe, en usent. Ils jouent sur les deux mots et si j’ose dire sur tous les tableaux : «décivilisation», ensauvagement, avec des barbares «basanés» en arrière-plan. Le chef de l’Etat s’est emparé de la «décivilisation», laissant l’ensauvagement à son ministre de l’Intérieur : on se souvient d’ailleurs que l’ensauvagement avait été lancé par Jean-Pierre Chevènement pour décrire la violence des jeunes dans les banlieues, lorsqu’il occupait le ministère de la place Beauvau, entre 1997 et 2000, dans le gouvernement Jospin.

Les réseaux sociaux contribuent à la «décivilisation». Ils ont libéré l’insulte comme mode principal de communication, contribuent massivement à l’hystérisation des violences familiales, sexuelles, urbaines.

Quant à l’ensauvagement, le mot convoque la férocité et la sauvagerie. Si nous assistons depuis février 2022 à un réel ensauvagement de la civilisation européenne, c’est en Ukraine que ça se passe, avec cette guerre ignoble voulue par la Russie et qui accumule les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.

C’est déjà assez compliqué comme ça, il ne faut pas en plus, tout mélanger et nous entraîner dans l’univers poisseux d’une extrême droite à l’offensive.

 
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