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9 juin 2023 5 09 /06 /juin /2023 08:49
Annecy : les vautours du malheur
La droite et l’extrême-droite se sont jetées sur l’agression barbare d’Annecy, non pour soutenir les victimes, mais pour marquer des points électoraux

 

C’était plus fort qu’eux. Passé le délai de décence qu’ils se sont imposé à grand-peine après l’ignoble attaque au couteau d’Annecy – trois minutes trente environ – leur obsession anti-immigrés a repris le dessus, dans un irrépressible débondage.

Le sort des enfants ? L’abyssale peine des familles ? La barbarie de l’agresseur ? Des points de détail de l’histoire… Non, il fallait aller à l’essentiel : la culpabilité proclamée du gouvernement, la politique migratoire qui laisse les assassins agir à leur guise, l’ouverture criminelle des frontières, la responsabilité morbide de l’Union européenne, etc. L’émotion devant l’ignominie était là, l’assassin était un réfugié, l’opinion était réceptive : il fallait en faire son miel pour marquer quelques misérables points politiques.

D’où un festival d’approximations, d’accusations gratuites et de bêtise nationaliste organisé par la droite et l’extrême-droite. « L’assaillant, vêtu de vert, coiffé d’un turban, tweete Olivier Marleix, patron des députés LR, serait un demandeur d’asile syrien. L’immigration massive incontrôlée tue ». Apparenté LR, son collègue Meyer Habib évoque une « suspicion d’attaque terroriste djihadiste »

En fait, l’assaillant porte une croix, se présente comme chrétien et crie « in the name of Jesus » quand il passe à l’acte. Aucune vérification, donc, aucune précaution. Sans rien savoir, on met tout sur le dos de l’islam. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère musulman…

Président du RN, Jordan Bardella attaque bille en tête l’exécutif : « on doit se donner les moyens d’agir et de reprendre le contrôle d’une situation qui échappe au gouvernement. » Sa collègue, Laure Lavalette, députée RN du Var fustige « l’impuissance intolérable de Gérald Darmanin ». En fait, l’assaillant a été admis comme réfugié… dix ans plus tôt par la Suède, il circulait en Europe légalement et venait de voir sa demande d’asile en France rejetée.

Autrement dit, l’actuel gouvernement n’a rien à voir avec l’arrivée de ce Syrien en Europe et n’a rien fait pour l’admettre en France, au contraire. Pas grave : on dira que c’est la faute de l’État français, seuls les pointilleux iront vérifier…

La palme revient enfin à Éric Zemmour, héraut de la xénophobie en mal de reconquête médiatique. Sans un mot pour les victimes, il dénonce à l’avance le procès en récupération qui lui sera fait (bien vu…) et parle de « francocide ».

En fait de « francocide », on apprend que l’un des enfants victimes est de nationalité néerlandaise et un autre britannique. Il se trouve, en effet, que les assassins ou les terroristes ne s’arrêtent pas à la nationalité et s’attaquent à toutes sortes de gens. Insondable stupidité du concept bidon de « francocide ».

On arrêtera ici les frais pour laisser la classe politique de droite et d’extrême-droite à ses démons. Et, pour parler d’immigration – ce qui est par ailleurs légitime – on attendra que cette braderie obscène du malheur se soit un peu calmée…
 

 

Laurent Joffrin

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8 juin 2023 4 08 /06 /juin /2023 08:53

par Johann Chapoutot, Historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 29 mai 2023 à 18h30
 

La petite musique des «Jeux» olympiques est désormais partout présente, dans la communication gouvernementale, dans les médias, et même dans les écoles. Curieuse expression, quand on y pense : qu’y a-t-il de bien ludique dans ces drôles de «jeux»-là ?

Les futurs JO de Paris s’annoncent comme un mégaévénement totalement anachronique : quel sens peut-il y avoir à concentrer autant de participants et de spectateurs dans un espace urbain déjà congestionné ? A multiplier les infrastructures au prix d’émissions accrues de gaz à effet de serre ? A faire converger les avions comme jamais vers le ciel de l’Ile-de-France ? On se croirait au XXe siècle, celui des masses, des infrastructures gigantesques, de la gabegie énergétique, mais élevé à la puissance du XXIe – avec une population plus abondante et une mobilité plus grande encore.

Les records qui seront battus sont avant tout logistiques et policiers, avec une mobilisation que l’on annonce sans précédent de forces de l’ordre, dotées de moyens de surveillance et de répression inédits. Par une loi de mars 2023, le gouvernement autorise expérimentations et dérogations au droit commun pour surveiller et punir : drones et caméras, observation et interpellations, pouvoirs aggravés pour la police… La compétition est sécuritaire avant tout, et permet de tester à grande échelle des procédés et procédures qui, comme souvent, resteront dans le droit commun, par un effet de cliquet qui veut que l’exceptionnel devient rapidement normal, et que le pire devient l’ordinaire. Anachroniques d’un point de vue écologique, les JO dessinent les dystopies de demain, celles de la surveillance généralisée et de la consommation sans entraves, car le même projet de loi prévoit l’ouverture généralisée des magasins le dimanche.

 

Du développement personnel au survivalisme

Evidemment, la communication gouvernementale met tout autre chose en avant : jusque dans les écoles de nos enfants, enrégimentées pour l’occasion d’une manière surprenante (logos apposés sur les portails des établissements, courriels envoyés aux parents pour signaler telle ou telle compétition…), on vante l’exercice physique (pourquoi pas ?) pour des motifs de santé publique, mais on va au-delà, en prêchant le culte du champion et la dilection pour les records. L’individu est invité à admirer pour désirer, et à désirer pour se surpasser lui aussi, en devenant le sculpteur de son corps et de ses exploits. La propagande autour des JO trouve ainsi sa place dans un vaste arc allant du développement personnel au survivalisme, en passant par les stages de revirilisation, l’exaltation du muscle et la parade des influenceurs.

Le message fondamental est : le monde est une arène darwinienne où concurrence et compétition signent la réalité d’une lutte permanente pour la vie, il faut s’y préparer en adorant ceux qui incarnent le mieux cette conception guerrière de l’existence. Est-ce bien pertinent, à l’heure où s’imposeraient plutôt coopération et symbiose, entraide et solidarité face à ce qui a déjà commencé (la destruction du vivant et la réduction de l’habitabilité de la Terre), dilatation à une échelle inédite d’une destructivité si attestée dans l’histoire humaine, et d’une finitude (déchéance et mort) qui, de plus en plus, se révèle être notre seul horizon ?

Cet emballement social darwinien nous invite à relire le moment 1936, celui des JO de Berlin : anomalie, anecdote ou expression de l’essence de Jeux décidément bien sérieux ? A la fin du XIXe siècle, la création des Jeux modernes répond à une préoccupation bien résumée par Pierre de Coubertin : «bronzer la race», faire de la race blanche un monstre de performances sportives et guerrières pour mieux porter le projet de conquête et de domination de la nature et du monde, par la colonisation et l’exploitation sans réserve de toutes les ressources disponibles, y compris les fameuses «ressources humaines».

Les nazis s’y étaient reconnus comme personne, et il n’est pas étonnant qu’ils soient les réels inventeurs des JO tels que nous les connaissons, avec course de relais de la flamme olympique, classement des nations au décompte des médailles et médiatisation sans frein – Pierre de Coubertin, invité et choyé par le IIIe Reich, ne s’y trompa pas, en y reconnaissant l’olympiade idéale. Seule différence : ce non-sens n’est désormais plus réservé à la seule «race blanche». Tous les individus du monde sont invités à devenir des machines à gagner, à s’imposer et à dominer, pour leur plus grande gloire personnelle, ou celle de leur club, ou celle de leur nation.

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8 juin 2023 4 08 /06 /juin /2023 08:11
Les milliardaires de la haine
Les affaires de harcèlement scolaire mettent en lumière l’écrasante responsabilité des réseaux sociaux dans le suicide de plusieurs adolescentes. Pourtant, ces réseaux échappent à toute sanction

 

Lindsay, âgée de treize ans, s’est suicidée le 12 mai dernier pour échapper à un harcèlement scolaire qui durait depuis des mois. Elle a expliqué son geste à sa mère dans une lettre déchirante que son avocat à lue jeudi lors d’une conférence de presse à Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais), et où elle fait part de son isolement face à des attaques numériques incessantes, menées notamment sur le réseau Facebook. « Si chacun avait fait son travail pour protéger Lindsay, a déclaré sa mère, elle serait vivante ».

Disant cela, cette femme, anéantie par la mort de sa fille, vise l’institution scolaire, dont la passivité a quelque chose de révoltant. Mais elle met aussi en cause les réseaux sociaux, dont Facebook, qui se sont faits les messagers fidèles et omniprésents des attaques portées contre Lindsay.

Certes, en permettant à cette action de harcèlement d’enfermer Lindsay dans un cercle infernal d’injures et de calomnies, Facebook a fait… son travail habituel, et même routinier. C’est bien la question : dans ces cas de harcèlement qui se multiplient, les réseaux sociaux portent une responsabilité écrasante, qu’ils ignorent avec arrogance et s’emploient à occulter avec tous les artifices de la rhétorique et du sophisme juridique.

Faut-il rappeler que si un autre média, quel qu’il soit, avait propagé ne serait-ce qu’un centième des insanités proférées contre Lindsay, ses responsables auraient été immédiatement traduits en justice ? Par une extravagante incohérence, les réseaux sociaux ont été exemptés de ces sanctions, qui ressortissent pourtant des principes élémentaires de protection de la personne humaine, garantie par les grandes chartes internationales.

En théorie, ces responsables sont censés effacer les contenus illicites dès que des internautes les leur signalent. En pratique, ils n’en font rien ou presque. Non par négligence, mais par un cynique et criminel esprit de lucre. Ces contenus haineux sont en effet ceux qui génèrent le plus de réactions en ligne. Ces réactions viennent grossir l’audience du réseau, qui est à la base de son modèle publicitaire fondé sur la diffusion massive de messages numériques : plus les contenus en ligne sont agressifs, plus l’activité des réseaux augmente, plus les actionnaires de Twitter ou de Facebook se remplissent les poches.

Et c’est au bon vouloir de ces gens-là que les pouvoirs publics, totalement défaillants en la matière, ont confié « la modération » de la communication en ligne ! En fait, par le jeu des algorithmes, cette « modération » est surtout une excitation, celle de la communication haineuse. Le prodigieux succès des grandes plates-formes a changé leurs fondateurs en milliardaires. Ce sont les milliardaires de la haine.

On objecte en général à cette constatation une impossibilité technique. Les réseaux vont trop vite, dit-on. Impossible d’instaurer un contrôle a priori sur les contenus. Pur mensonge, évidemment ! Quand un consommateur-internaute achète en ligne un article quelconque, ou même s’informe à son sujet, il est aussitôt bombardé de messages publicitaires se rapportant à sa demande, comme s’il était sans cesse placé sous l’œil d’un Big Brother commercial.

Et voici que les concepteurs de cette machine infernale nous expliquent qu’ils sont incapables de repérer les centaines de messages ciblant une même personne avec les qualificatifs aussi difficiles à détecter que « sale pute » ou « grosse pouffe », pour ne citer que les plus bénignes des insultes utilisées dans ces harcèlements en meute ?

Hypocrisie grossière, dictée par l’obsession du profit qui a fait perdre aux milliardaires propriétaires le sens humain le plus élémentaire. Tant que le législateur n’aura pas pris conscience de cette réalité, ce massacre de la conscience continuera, au détriment, entre autres, des adolescents les plus fragiles.

Depuis le suicide de Lindsay, les messages de haine qui se félicitent de sa mort ont fleuri sur Facebook. La plate-forme ne s’en est pas souciée une seconde.

Laurent Joffrin
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30 mai 2023 2 30 /05 /mai /2023 08:37

 par Michel Wieviorka

Emmanuel Macron a utilisé, jeudi 24 mai, le concept de «décivilisation» pour évoquer la violence qui taraude la société. Mais a-t-il fait le nécessaire pour sauver les services publics et redonner sens et vie aux institutions républicaines ?

 

Il y a près d’un siècle, le sociologue et historien Norbert Elias publiait son maître-livre, le Processus de civilisation, sans grand écho à l’époque, même si Raymond Aron en fit une recension pour l’Année sociologique en 1941. Il y analysait le long processus historique au fil duquel les sociétés européennes, à commencer par la France, avaient progressé depuis la fin du Moyen Age sur les chemins de la civilisation. Puis Norbert Elias dut bien rendre compte d’une réalité tragique qui ruinait l’évolutionnisme plutôt confiant de son ouvrage : l’Allemagne, un pays parmi les plus avancés, avait basculé dans les horreurs du nazisme. D’où les textes qu’il a rassemblés juste avant sa mort, publiés en 1989 en allemand, et en français en 2017 sous le titre les Allemands. Il y propose le concept de «décivilisation».

Récemment, quelques politiciens de droite et d’extrême droite, ainsi que l’idéologue du «grand remplacement», Renaud Camus, ont eu recours à ce terme, dont le sens n’est pas toujours très éloigné de celui d’ensauvagement qui apparaît aussi ici et là.

 

Logiques variées

Et voici que le président Macron parle lui aussi de «décivilisation» et annonce en Conseil des ministres, le 24 mai, un «travail en profondeur» pour la contrer. Il avait déjà évoqué quelques jours plus tôt la violence qui taraude notre société, suggérant un lien direct entre discours haineux et actes de violence, il est maintenant plus prudent, le phénomène serait selon lui multi-causal, multi-factoriel et global.

Dans l’Allemagne des années 30, la décivilisation a été un processus où la violence ponctuait avant tout l’avancée du nazisme. Hitler progressait sur deux jambes, l’une institutionnelle, avec les apparences de la légalité, l’autre faite de peur, d’intimidation et de terreur. En France, la violence actuelle appelle une tout autre approche, ne serait-ce que parce qu’elle relève de logiques variées. Elle semble à première vue ne pas relever systématiquement d’un processus extrémiste, même si dans certains cas, à commencer par le terrorisme islamiste, elle est au service d’une cause, et a une portée radicale, géopolitique, politique et religieuse : son protagoniste peut espérer exprimer un sens partagé par d’autres.

Différemment, la violence sociale trouve aujourd’hui une certaine légitimité dans l’opinion, l’argument étant que là où les gilets jaunes et les black blocs y ont eu recours, elle a payé.

Epuisement de tout un système

Dans d’autres cas, les acteurs de la violence ne peuvent compter sur aucun soutien, aucune légitimité, et sont rejetés massivement. Il en est ainsi avec les violences conjugales, le harcèlement sexuel, le viol, l’inceste. Ailleurs encore, il s’agit de déséquilibrés, sans références sociales, politiques ou religieuses – cela semble avoir été le cas à Reims où une infirmière a été assassinée sur son lieu de travail. Il arrive qu’un lien puisse être envisagé entre des conduites violentes, et un climat politique haineux, c’est peut-être le cas avec l’agression dont a été victime le petit-neveu de madame Macron à Amiens, ou lorsque agressions et attentats visent des élus. Mais ce n’est pas vrai dans d’autres expériences, etc.

Il n’est pas possible d’imputer la violence à une cause unique, d’en renvoyer la responsabilité à une force politique – La France insoumise dans certains discours émanant du pouvoir –, au seul chef de l’Etat – du côté de l’opposition –, ou bien encore à un facteur déterminant, par exemple les réseaux sociaux ou les jeux vidéo. Mais il ne suffit pas non plus de dresser un constat de diversité de sources et des modalités de la violence.

La «décivilisation» et de fait la violence mettent en jeu l’épuisement de tout un système. C’est d’abord la République qui est en cause : en assassinant un enseignant, la belle figure de Samuel Paty ; en s’en prenant aux forces de l’ordre, elles-mêmes se voyant reprocher les «violences policières», au personnel d’un CHU, à des pompiers, à des élus, la violence signe la crise de notre modèle républicain. En tendant à substituer des logiques de rupture à la négociation, voire au compromis social, par exemple avec les black blocs, elle met en exergue la crise de la démocratie, qui seule apporte la capacité à traiter sans violence ce qui divise le corps social.

Sornettes

La décivilisation, dont parle le président Macron, ne doit pas tout au chef de l’Etat, bien sûr. Mais a-t-il fait ce qu’il fallait pour sauver les services publics, l’école de la République, son système de santé, pour redonner sens et vie aux institutions républicaines ? N’a-t-il pas laissé la démocratie se dissoudre dans le 49-3, n’a-t-il pas méprisé les syndicats, les élus, locaux et nationaux, les grandes associations, se constituant en grand adversaire des médiations, des corps intermédiaires ? N’a-t-il pas privilégié la communication plutôt que le fonds, la techno-bureaucratie plutôt que les scientifiques, laissant ses ministres et les parlementaires de son camp raconter des sornettes pour justifier la réforme des retraites ?

Dans le contexte présent, un acteur politique s’en sort bien mieux que les autres : le Rassemblement national, qui se présente comme respectable, et seul à pouvoir apporter demain une alternative au pouvoir actuel. Ce parti capitalise sur la violence, non pas en l’exerçant, comme les nazis des années 30, mais au contraire en s’en démarquant et en tentant de se décharger de tout ce qu’il véhicule lui-même de sulfureux.

La «décivilisation» qui mobilise aujourd’hui le chef de l’Etat revêt l’allure d’une violence jaillissant en divers lieux. Mais elle pourrait nous mener vers un exutoire unique : l’autoritarisme. Celui du pouvoir actuel, celui peut-être, demain, d’une extrême droite qu’il n’aura jamais rien fait pour contenir.

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30 mai 2023 2 30 /05 /mai /2023 08:31

par Christophe Majastre, docteur en science politique, chargé de recherches FRS/FNRS centre de théorie politique – Université libre de Bruxelles

Le chef de l’Etat a évoqué en l’altérant une notion rendue célèbre par le sociologue. Ce dernier s’était lui-même exprimé contre l’usage politique de sa théorie pour donner une caution scientifique au vague sentiment de dissolution des mœurs.

 

Le président Emmanuel Macron a employé, à l’occasion d’un hommage rendu à des policiers tués lors d’un accident de la circulation, l’expression de «processus de décivilisation». Volontairement englobante, cette expression est censée rapporter à un dénominateur commun une série de faits divers hétérogènes qui relèveraient ainsi d’une tendance sociale de fond. Que cette expression, comme l’écrit le Monde, lui ait été soufflée lors d’un dîner organisé avec quatre intellectuels n’étonnera pas, tant sont nombreux les «spécialistes en généralité» prêts à diagnostiquer l’évolution générale de la société à partir de maigres «sondages» (notons que, contrairement à ce que laisse entendre le titre de l’article, un seul de ces quatre intellectuels peut à bon droit revendiquer le titre de sociologue). Plus étonnante est la légèreté avec laquelle le président, qui a longtemps fait montre de ses faits d’armes intellectuels, cite en la déformant une notion rendue célèbre par le sociologue Norbert Elias dans sa thèse, publiée en allemand en 1938, intitulée Sur le processus de civilisation.

La thèse d’Elias est connue : dans l’histoire de l’Occident, la monopolisation des moyens de la violence par l’Etat a progressivement mené, en bannissant les pulsions d’agression de la sphère sociale, à un raffinement des mœurs, entendu comme un renforcement des capacités d’autocontrôle de l’individu sur lui-même. Cette dynamique pluriséculaire – qui s’accélère dès la fin de l’Empire carolingien – s’est traduite, dans une phase ultérieure, en une prise de conscience accrue des interdépendances sociales et la mise au service de la société dans son ensemble du monopole étatique : c’est ainsi que la naissance de l’Etat social prend place dans la sociologie historique proposée par Elias. La diminution tendancielle de la violence dans la société ne constitue donc qu’un aspect, certes crucial, de ce processus. A cet égard, les sociétés contemporaines se différencient des sociétés anciennes par une tolérance moindre à l’égard des manifestations de violence ou de cruauté. Ainsi, l’ampleur des réactions face à des faits impliquant de la violence (comme l’indignation ressentie face aux féminicides) peut, contrairement à la perception immédiate, constituer un indice de l’avancée du processus de civilisation plutôt que de sa régression.

 

Effondrement

Que désignerait donc, à partir de cette perspective théorique, un hypothétique «processus de décivilisation» ? Certes, confronté à la catastrophe allemande et au génocide des juifs d’Europe, Elias lui-même a tâché de rendre compte des phénomènes de violence paroxystique qui ont marqué le XXe siècle. En aucun cas, cependant, il n’aurait accepté que sa perspective soit transformée en théorie globalisante permettant d’interpréter sans recul les faits immédiats : il s’est lui-même exprimé contre l’usage politique de sa théorie pour donner une caution scientifique au vague sentiment de dissolution des mœurs. Ses analyses sur la montée du nazisme, comme ses interventions sur les «conflits de générations» en République fédérale allemande (RFA) à la fin des années 1970, montrent qu’il est néanmoins possible que le processus de civilisation mène à un «effondrement» et à une mise en œuvre systématique de la violence, comme ce fut le cas sous le régime nazi.

Un tel effondrement trouve son origine dans la dynamique même des interdépendances sociales créées par l’émergence et la consolidation de l’Etat. En traçant un parallèle entre les «corps francs» de la République de Weimar – ces milices d’extrême droite constituées d’ex-soldats démobilisés – et les groupes terroristes comme la Rote Armee Fraktion actifs en RFA dans les années 1970, Elias montre que l’engrenage social qui mène à l’effondrement trouve son origine dans un «conflit de générations». On trouve en effet, dans les deux cas, une génération montante confrontée au blocage des positions sociales dominantes occupées par une ancienne génération décrédibilisée – par la défaite de 1918 ou par sa compromission avec le régime nazi.

Fantasmes de grandeur

Face à l’impossibilité d’atteindre des positions sociales valorisées, un certain nombre des membres des jeunes générations n’ont d’autre choix que d’arrimer leur destin social à des idéaux fantasmatiques de grandeur impériale dans le cas de l’extrême droite ou de révolution mondiale dans le cas de l’extrême gauche. Pour la RFA, Elias montre que la répression à l’égard des revendications des jeunes générations ne peut mener qu’à un cercle vicieux où chaque camp finit par voir dans la destruction de l’autre une condition indispensable à sa propre survie. La responsabilité de la désescalade, comme celle de rendre possible un avenir partagé par l’ensemble de la société, incombe alors à ceux qui possèdent les moyens de direction de la société – soit aux classes supérieures qui en occupent les positions dominantes.

Tout le projet intellectuel eliasien consiste à interroger ce qui permet de tenir ensemble la société afin que les groupes qui la composent ne retombent pas dans des relations agonistiques. La prise en compte des interdépendances sociales via une redistribution des richesses produites y occupe une grande place, tout comme la capacité à faire face collectivement et par une action de la société sur elle-même à des dangers extérieurs, comme le dérèglement climatique. Enfin, dès sa formulation originelle, le concept de processus de civilisation vise à dénier la possibilité pour un seul groupe ou un seul pays de revendiquer le privilège d’être civilisé.

Si l’analyse du processus de civilisation recèle bien une mise en garde à l’endroit des responsables politiques, c’est contre l’illusion de pouvoir ignorer indéfiniment les revendications des générations montantes en désignant, au sein de sa propre population ou en dehors de ses frontières, un groupe social comme dépourvu des caractéristiques de l’homme civilisé. La mise en scène, à travers le déploiement disproportionné des moyens de la violence légitime de l’Etat, d’un ordre républicain qui serait menacé par les «barbares» – qu’il s’agisse des militants écologistes à Sainte-Soline ou des manifestants contre la réforme des retraites – semble ainsi destinée à faire d’une seule partie de la population la détentrice des valeurs «civilisées» en criminalisant toute contestation de l’ordre établi. En suivant Norbert Elias, on pourrait dire qu’une telle stratégie, loin de porter un coup d’arrêt à un supposé «processus de décivilisation», constituerait bien plutôt un élément d’un engrenage pouvant mener à un effondrement de la civilisation.

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30 mai 2023 2 30 /05 /mai /2023 08:20

par Luc Le Vaillant

publié aujourd'hui à 0h44
 

Allez, je vais brasser large au risque de m’y noyer. Et affronter mes contradictions en espérant que mon artillerie dialectique me permettra de casser les briques des murailles qui m’isolent et parfois me tombent dessus.

Antimilitariste, je viens de voir flamber le budget des armées sous les applaudissements de va-t-en-guerre inconséquents qui n’enverraient pas leurs fils et encore moins leurs filles mourir pour Kyiv. Mais, réaliste, je dois bien constater que la guerre frappe à la porte de l’Europe et qu’il serait criminel de désarmer une souveraineté nationale déjà bien malmenée.

 

Non violent, je me réjouis que la civilisation gagne et que, sur le temps long, les sociétés se polissent et s’affadissent. Optimiste, je suis certain que cette tendance a de l’avenir et que les faits divers variés qui affolent l’opinion ne sont que des excitants à audience et des dopants à paniques politiques, qui passeront comme la rumeur.

Ce positivisme un peu neuneu m’oppose à Macron et compagnie qui brament à la «décivilisation» et au tout-fout-le-camp, déplorant la fin de la distinction et de la bonne éducation. Cela ne fait pas pour autant de moi un fantassin de la pasteurisation des pulsions et de l’euphémisation des désirs, restrictions pudibondes censées faciliter la survenue de l’amour universel et de la paix perpétuelle. Lesquels ne vont pas s’imposer sans frottement, friction ou froissement des sensibilités humaines, moins fragiles que des ailes de papillons.

A l’inverse des apeurés d’hier et des adoucisseurs de demain, des tradis mélancoliques comme des wokes nombrilistes, je pense deux choses contradictoires. 1) Il faut accepter un minimum d’agressivité et d’impulsivité dans les mœurs quotidiennes, histoire de réaliser que l’univers n’est pas gluant de bienveillance. 2) Il faut réfléchir avant de prendre part à la querelle guerrière venue de Russie qui nous entraîne vers la fin dernière d’un continent préservé. Car dans cette Europe riche et apaisée, souvent les aveuglés de la prospérité s’affolent des risques mineurs et se contrefoutent des drames majeurs. La proximité hystérise quand l’éloignement rassérène. L’une et l’autre déclenchant des émotions médiatiques qui font office de solidarité minimale et de purge sentimentale.

Il y a en France, à droite comme à gauche, la nostalgie d’un Etat omnipotent, autoritaire et paternel, sous l’aile duquel se réfugier ou dans les plumes de qui voler. Sauf que c’est fini ! Les individualités reines si fières de leur libre arbitre ne supportent plus cette tutelle galonnée. Aux normes édictées, aux ordres dispensés, elles préfèrent les influences séductrices et les algorithmes complaisants qui standardisent et moralisent tout autant leurs comportements. Ce qui fait que l’Etat central est bien embêté quand il lui faut exercer le monopole de la violence légitime.

Dans l’Hexagone, le Léviathan tant célébré est une baleine échouée sur un récif corallien d’exigences privées si ce n’est un éléphant grisonnant se hâtant lentement vers le cimetière où repose l’intérêt général. En démocratie avancée, le durcissement de l’arsenal législatif ne sert à rien. La meilleure façon de faire serait, paradoxalement, de supprimer quelques lois criminogènes. Légaliser les drogues, organiser la prostitution, développer les peines de substitution permettrait d’alléger la charge policière et de désengorger les tribunaux. J’admets volontiers que cela ne résoudrait pas tout. Il y a un taux incompressible de folies meurtrières et de calamités accidentelles.

Caïn en voudra toujours à Abel, et Thanatos à Eros. Et c’est pourquoi il serait bon de ne pas éradiquer toute expérience de l’affrontement et du dissensus au sein des écoles et des entreprises, entre les hommes et les femmes, dans les familles et les couples, dans l’expression culturelle et la création artistique, sans parler de l’Assemblée nationale et du bistrot du coin. Je sais que mon propos emprunte à contresens l’autoroute des évidences, mais il serait nocif de vouloir trop réglementer et trop sanctionner. Il faut avoir expérimenté les cahots et les heurts pour ne pas tomber de la Lune quand le chaos majeur surgit et que le malheur général frappe.

Cet apprentissage de la conflictualité à basse intensité et en mode mineur est nécessaire pour pouvoir regarder en face les désastres qui menacent. Notre pays privilégié a pu se dispenser de se confronter au tragique de l’histoire pendant près d’un siècle. Devant les convulsions géopolitiques du moment, il lui faut retrouver des réflexes anciens et faire jouer des muscles oubliés. En Ukraine comme au Proche-Orient, la manière d’agir des décideurs gagnera en discernement si les populations qui les mandatent savent ce qu’il en est de la violence, de sa nécessité régulée comme de ses excès jamais exténués. Ici et là-bas, au jour le jour comme sur les champs de bataille, et même si l’on est non violent et antimilitariste…

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30 mai 2023 2 30 /05 /mai /2023 08:11

par Serge July

Derrière le terme utilisé par Emmanuel Macron, se mêlent des notions très différentes : le «grand remplacement» cher à Renaud Camus et à l’extrême droite et le processus décrit dès 1939 par le sociologue allemand Norbert Elias qui est incontestablement à l’œuvre en France depuis les années 70.

 

«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde», disait Albert Camus, qui se méfiait des mots inadéquats. L’emploi de la «décivilisation» est-il justifié pour décrire les violences des faits divers intervenus en France au cours du mois dernier ? C’est en tout cas le terme choisi par Emmanuel Macron pour décrire cette situation complexe, donner l’impression qu’il la maîtrise, et qualifier ces événements, souvent dramatiques. Une formule qui ne lui appartient pas, mais qui lui permet sans doute de faire un clin d’œil aux électorats de droite et d’extrême droite, alors qu’il cherche à refaire à neuf sa popularité après le désastre des retraites et alors qu’il est toujours en quête d’une majorité parlementaire.

Dans cette formule, «décivilisation», il y a pourtant une sérieuse zone de flou, où se cachent beaucoup de choses : on laisse entendre par exemple que nous serions menacés par des barbares qui viendraient pour l’essentiel d’ailleurs, et qui seraient en train de détruire notre civilisation. Dans tous les cas, c’est ce que murmurent plusieurs dirigeants de droite. On y reconnaît les traces de la thèse dite du «grand remplacement», portée par l’écrivain d’extrême droite, Renaud Camus, l’un des principaux propagandistes de la «décivilisation». Et pour lui, il n’y a pas la moindre ambiguïté.

 

Heureusement le sociologue allemand, Norbert Elias, bien avant Renaud Camus, avait inventé ce terme, en 1939, dans son ouvrage Sur le processus de civilisation, complété en 1969, pour analyser «la massification de la société allemande par le nazisme». Et on remercie le chef de l’Etat d’avoir contribué à le faire lire.

Retour sur les années 70-80

Observons une «décivilisation» incontestable encore à l’œuvre : ces vingt ans où tout a basculé dans notre pays. Alors, la démocratie française était encore riche de ses partis politiques qui structuraient pour une large part notre société et qui ont aujourd’hui quasi disparu. A gauche, le PS et le PCF rivalisaient et les socialistes allaient prendre l’avantage grâce aux renforts des classes moyennes et du secteur tertiaire.

Aux municipales de 1977, le PCF règne encore sur 1 500 municipalités. Les communistes mais aussi les socialistes, font société : ils ont multiplié des associations sportives, syndicales, culturelles, religieuses, solidaires, économiques, autour des municipalités comme autour de chaque élu, ce qui leur permet de fabriquer du lien social. Le déclin historique et irrésistible du Parti communiste entraîne l’attrition de ce maillage associatif, qui va plonger beaucoup d’électeurs communistes, partie prenante d’une «société rouge», dans une désocialisation profonde et qui se sont tournés vers le Front national.

La «décivilisation» de la France périphérique

Simultanément, la grande distribution installée aux portes de petites villes ruine la plupart des commerces du centre-ville, tandis que les avant-gardes de la mondialisation encouragent des entreprises en difficulté de s’exiler…

L’Etat en profitait alors pour «rationaliser» les services publics : des hôpitaux, des cliniques ferment et des tribunaux disparaissent ; des écoles, des lycées, des établissements culturels sont sacrifiés. Les petites villes se paupérisent. Dans le même temps, les familles de paysans doivent abandonner les fermes trop petites, les enfants s’embauchent en usine, les parents vont mourir en ville. L’expression «tissu social» désigne l’ensemble des interactions entre individus et groupes. Cette France périphérique s’appauvrit tandis que les métropoles gonflent. Et plus grande est la ville, et moins le lien social est solide. Résultat, en 2018, la révolte des gilets jaunes éclate sur tous les ronds points de la périphérie.

Au sens littéral du terme, tous ces chocs économiques et leurs conséquences sociétales ont effectivement «décivilisé» une partie de notre pays, comme les colonisateurs lors de leurs conquêtes avaient détruit de très anciennes et très riches civilisations. La «décivilisation», ça existe.

L’ensauvagement de la guerre… en Ukraine

Xavier Bertrand utilisait la «décivilisation» déjà il y a quelques années, Bruno Retailleau est un fan du mot, Eric Ciotti, David Lisnard, le maire de Cannes, et j’en passe, en usent. Ils jouent sur les deux mots et si j’ose dire sur tous les tableaux : «décivilisation», ensauvagement, avec des barbares «basanés» en arrière-plan. Le chef de l’Etat s’est emparé de la «décivilisation», laissant l’ensauvagement à son ministre de l’Intérieur : on se souvient d’ailleurs que l’ensauvagement avait été lancé par Jean-Pierre Chevènement pour décrire la violence des jeunes dans les banlieues, lorsqu’il occupait le ministère de la place Beauvau, entre 1997 et 2000, dans le gouvernement Jospin.

Les réseaux sociaux contribuent à la «décivilisation». Ils ont libéré l’insulte comme mode principal de communication, contribuent massivement à l’hystérisation des violences familiales, sexuelles, urbaines.

Quant à l’ensauvagement, le mot convoque la férocité et la sauvagerie. Si nous assistons depuis février 2022 à un réel ensauvagement de la civilisation européenne, c’est en Ukraine que ça se passe, avec cette guerre ignoble voulue par la Russie et qui accumule les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.

C’est déjà assez compliqué comme ça, il ne faut pas en plus, tout mélanger et nous entraîner dans l’univers poisseux d’une extrême droite à l’offensive.

 
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8 avril 2023 6 08 /04 /avril /2023 07:55

par Thomas Legrand

publié le 6 avril 2023 à 8h30
 

Sommes-nous, comme le dit Laurent Berger, au sortir de la réunion pour rien, convoquée par Elisabeth Borne mercredi à Matignon, en «crise démocratique» ? «Si les gens voulaient la retraite à 60 ans, ce n’est pas Emmanuel Macron qu’il fallait élire président et mettre en tête au premier tour» : voilà ce que fait dire le chef de l’Etat pour démentir l’analyse du patron du premier syndicat de France. Alors est-on en crise démocratique ou pas ? Certainement pas au sens où nous serions au bord d’une révolution. La France n’est pas bloquée. Les grèves ne bloquent ni le pays ni l’économie. L’approvisionnement en carburant et les transports fonctionnent. Est-on seulement en crise sociale ? La crise sociale réside surtout dans le fait que le dialogue entre les partenaires sociaux et l’exécutif est rompu.

Mais dans les entreprises, les accords de branche et d’entreprises ne sont pas remis en cause et, tous les jours, CGT, CFDT et tous les autres syndicats, négocient et signent des conventions avec les chefs d’entreprise. Sommes-nous en crise politique ? Là encore, la majorité parlementaire n’est, certes, que relative. Mais les oppositions ne sont pas en mesure de s’unir pour proposer une majorité alternative. Le pays n’est plus réformable en profondeur depuis le 49.3 sur les retraites parce qu’aucune solution négociée au Parlement ne semble envisageable sur les autres textes qui étaient à l’agenda. Pas réformable mais tout à fait gouvernable puisque, par la grâce de nos institutions qui donnent au pouvoir réglementaire un domaine quasiment illimité, le gouvernement peut agir au jour le jour. La Première ministre n’est menacée que par la volonté du Président tant qu’aucune majorité parlementaire n’est en mesure de la mettre en minorité lors d’une motion de censure.

 

Une présidente de la République d’extrême droite

Par ailleurs, le travail en commun des collectivités locales et de l’Etat se poursuit sans ambages sous la ligne de flottaison de la visibilité médiatique. Par exemple, la région Ile-de-France, la municipalité parisienne et l’Etat sont en train d’organiser les Jeux olympiques de 2024. Alors techniquement, non, nous ne sommes pas en crise démocratique. Mais comment qualifier l’état d’un pays dans lequel l’abstention, à un haut niveau, progresse d’élection en élection et dans lequel il devient évident pour la grande majorité des citoyens (qu’ils le souhaitent ou non) que le prochain président de la République sera une présidente d’extrême droite : Marine Le Pen. «Crise démocratique», quand le pays se fait rappeler à l’ordre par toutes les instances internationales s’agissant de la faillite de sa doctrine du maintien de l’ordre, quand son ministre de l’Intérieur formule des menaces à peine voilées sur la possible fin sur les subventions de l’Etat à la Ligue des Droits de l’Homme.

«Crise démocratique» ne veut pas dire – comme le soutiennent certains à l’extrême droite, chez les complotistes, ou dans la partie de la gauche qui ne fonctionne que par le conflit – que nous ne serions plus en démocratie. Nous sommes en démocratie. Une démocratie solide à laquelle est attaché un peuple sourcilleux de ses droits. Ce qui n’empêche pas que cette démocratie soit en crise. Comme d’ailleurs nombre de démocraties libérales. «Qui est citoyen ?» se demandait Aristote : «Est citoyen, celui qui peut gouverner et être gouverné.» Nous sommes, si l’on suit le précepte d’Aristote au moins en crise de la citoyenneté. Dans ces cas-là, il y a deux choses à faire. L’une ou l’autre et si possible les deux : réformer les institutions et, pour ceux qui sont à la tête de l’Etat, changer d’attitude, de comportement, et de façon de gouverner. La réforme des institutions, à elle seule insuffisante, ne paraît pas envisageable compte tenu de l’absence certaine de majorité pour simplement enclencher le processus. Reste l’attitude et la gouvernance, la pratique du pouvoir. Ce qui est désespérant c’est que ce facteur ne dépend que d’un homme qui, à chaque crise, nous dit qu’il a compris et qu’il va changer. En vain. Alors oui, nous traversons une crise démocratique.

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8 avril 2023 6 08 /04 /avril /2023 07:53

Voilà qu’en ce début de printemps, quelque chose survient. Quoi qu’il en coûte, il s’agit d’éteindre ce qui naît. Ce pouvoir aux abois ne sait plus faire que ça.

par Lola Lafon, écrivaine

publié le 6 avril 2023 à 16h58
 

Tout ne pouvait pas se résoudre à cela, à dresser des listes de ce qui mourrait bientôt, ces listes qu’on finirait par trouver tragiquement poétiques : les tigres de Sunda, les licornes asiatiques et les séquoias géants. Tout ne pouvait pas se limiter à cela, à s’alarmer, à agiter des sonnettes d’alarme.

Tout ne pourra pas se résoudre à ça : à colmater, à réparer.

 

Nous savons tout de la réparation, nous sommes rompus à nous «acclimater» à ce qui nous détruit. Nous savons les ravages de ce qu’on avale de force, de tout ce qu’on ravale, ce magma de solitudes et d’impuissances. Et on s’y est presque faits, pour ne pas dire résignés, à avoir en commun la peur de faillir, de ne pas tenir, de s’affaisser, la peur de ce qui nous attend, la peur de ce qui ne nous attend plus.

On s’échange les adresses de thérapeutes, des recettes bien-être, on décline les couleurs apaisantes sur les murs de notre appartement. On ne se dit plus au revoir mais «prends soin de toi», comme face à un cataclysme que l’on sait inéluctable.

On s’y est presque faits, à n’être en quête que de ça, dans les amitiés, les voyages, les plantes ou les romans : une réparation. A rechercher en tout de quoi fonctionner encore, à la façon de petites machines tristes et efficaces, vaillantes, beaucoup trop vaillantes. Mais voilà qu’en ce début de printemps, quelque chose survient, qui grippe la machine. Ce quelque chose, dont personne, au moment où j’écris, ne connaît l’issue, est un rappel. Un réveil. Quelque chose a lieu qu’il faudrait se garder de définir, de circonscrire. S’agit-il de questionner la place du travail dans nos vies ? Certainement. S’agit-il d’une conscience inquiète du temps qui nous reste ? Certainement. De ce qu’il faut reprendre, arracher à un capitalisme morbide qui ne sait plus faire que ça, nous inoculer le désir des choses inutiles ? Certainement. S’agit-il de balancer par-dessus bord cette façon que l’on a eue, des années durant, de se définir par le travail, cette question réflexe, quand on se rencontre : et toi, que fais-tu ? Ce marqueur social impitoyable qui exclut de la conversation chômeurs, retraités et tous ceux et celles qui n’ont pas choisi ce qu’ils «font», que leur métier ne définit pas ?

Le «quelque chose» de ce printemps est un mouvement. Mouvement a pour synonymes ardeur, élan, émotion et vie. Si, dans les manifestations, des cortèges se réapproprient le tube de Mylène Farmer Désenchantée, les corps, eux, contredisent ce constat désespéré : les manifestants dansent, ils reprennent l’espace.

L’entrée en force de la danse dans les cortèges n’est pas anecdotique, elle dit, mieux que ne le font les traditionnels slogans syndicaux, la joie de faire corps, de se tenir ensemble, ce désir d’être uni·e·s. «Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution», disait Emma Goldman. Cette foule qu’un pouvoir hagard réduit à des chiffres mobilisation en hausse ou en baisse – prend la parole en un surgissement poétique, politique : les pancartes affichent un humour noir, un humour pop, aussi, ces «Manu Ciao», «Femmes : 22 % de retraite en moins et il paraît qu’on chiale pour rien», «Y’a pas de moyens dja dja», «Je ne veux pas mourir sur scène» ou «Moins de flashball et plus de flashdance».

 

J’aurais aimé pouvoir arrêter ma chronique ici. J’aurais aimé n’écrire que cela. J’aurais aimé ne pas écrire ceci : qu’un manifestant est entre la vie et la mort. Qu’un autre sort à peine du coma. Que d’autres, combien d’autres, ont été mutilé·e·s. Certaines ont subi des violences à caractère sexuel lors d’un contrôle policier. Des centaines ont été arrêtées de façon arbitraire, «préventivement». Quoi qu’il en coûte, il s’agit d’éteindre ce qui naît. Ce pouvoir aux abois ne sait plus faire que ça. Mais comme l’écrit l’Association pour la défense des terres dans une tribune parue le 1er avril : «Les limites planétaires ne sont pas des données que l’on peut mettre à genoux, matraquer, faire rentrer dans le rang ou intimider.»

Sans doute le savent-ils très bien, ceux-là qui ont cru pouvoir résoudre les existences comme autant de fractions : il se passe quelque chose, ce printemps, dans les rues. On y reprend vie. On revient à soi, mais ensemble. On déborde du cadre. Et le printemps a ceci de commun avec la vie : il insiste.

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29 mars 2023 3 29 /03 /mars /2023 16:25
Travailler plus, mais travailler à quoi ? Ceux qui nous y enjoignent montrent à quel point ils ne saisissent pas les enjeux vitaux : il faudrait au contraire abaisser drastiquement un taux d’activité qui, aujourd’hui, ne peut conduire qu’à la catastrophe climatique.

par Johann Chapoutot, historien, professeur d’histoire contemporaine à Paris-Sorbonne

publié le 28 mars 2023 à 13h10
 

Au moment où le 6e rapport du Giec annonce de nouveaux incendies sur une planète en surchauffe, au moment où l’Europe du Sud connaît, en mars, ses premiers feux estivaux, le pouvoir exécutif s’offre le luxe de mettre le feu à la France.

Nous perdons un temps précieux à parler de «projets» d’un autre âge : travailler plus, prendre «deux ans ferme», voire quatre, par rapport à la retraite à 60 ans, au rebours des progrès sociaux acquis tout au long du XXe siècle, mais travailler à quoi ? A produire de l’inutile, des artefacts en nombre croissant, à les livrer à domicile, et à observer, à contrôler ou à diriger plus ou moins tout cela à partir d’open spaces regorgeant de «bullshit jobs». Les gains de productivité sont tels et nos besoins réels sont tellement repus que nous pourrions travailler moins de dix heures par semaine, moins de vingt ans dans une vie, mais non. Il y a de la métaphysique derrière tout cela (la peur du vide), mais aussi de la politique, très cynique (maintenir, ou augmenter, le taux d’occupation des gens permet d’entretenir leur aliénation). Pendant que l’on entretient la fiction d’un besoin d’heures travaillées dans le privé, on continue de désosser les services publics qui, eux, ont besoin d’emplois pérennes que l’on refuse de créer, que l’on supprime, même.

 

Nous voilà revenus au XIXe siècle, à la retraite pour les morts : parmi les plus pauvres d’entre nous, 25 % sont déjà morts à 62 ans, et combien de plus à 64… autant de pensions à payer en moins.

Comme au temps de la guerre d’Algérie

La colère, dans le pays, est immense. On n’y répond pas par le dialogue, mais par la violence : une immense régression voit le retour des «voltigeurs» de 1986, ceux de Pandraud et de Pasqua, et des matraqueurs des années 60. A quand la troupe de ligne, les sommations et l’ouverture du feu, comme en 1891 ? La violence d’une police encouragée à cogner, à nasser et à pêcher au chalut, pour mettre tout le monde, et n’importe qui, en garde à vue, nous vaut les remontrances de l’Europe et de l’ONU, comme au temps de la guerre d’Algérie.

Pour faire adopter un texte dont personne ne voulait, même pas la droite d’opposition, il a été fait recours au 49.3. Dans aucune démocratie au monde, il n’existe un tel dispositif, qui permet de fabriquer une loi sans aucun vote. Le seul précédent connu, c’est l’article 48.2 de la Constitution de Weimar, en 1919 : par sa seule signature, le président du Reich pouvait faire considérer un texte comme adopté, sans vote du Parlement. Ce monstre juridique célébré par Carl Schmitt, le décret-loi, a inspiré certains juristes soucieux de «réformer» (déjà !) la démocratie parlementaire de la IIIe République. Parmi eux, Michel Debré qui, en 1958, se souviendra du subterfuge pour le faire entrer dans la Constitution.

Depuis, le pays est suspendu aux ruminations d’un homme seul dont les intentions secrètes sont débattues, comme au XVIIe siècle : «A-t-il souri ? opiné ? bien dormi ?». L’archaïsme de nos institutions se révèle dangereux : notre Constitution a été taillée pour un général et pour des temps de guerre, dans les années 50. Elle se révèle un instrument possible de guerre civile, aux mains d’un exécutif qui entend ne rien entendre et qui, peut-être, joue la stratégie du pire : si le chaos survient, il pourra toujours arguer qu’il est le garant de l’«ordre».

Une régression qui percute notre projection dans le temps

Cette immense régression percute ce qu’il y a de plus intime et de plus vulnérable en nous – notre propre projection dans le temps. Elle est difficile et douloureuse, elle l’est de plus en plus avec les souffrances et les deuils de l’âge. Elle se trouve maintenant promise à l’aggravation sans fin, avec le recul indéfini du départ à la retraite, seul horizon dessiné par le productivisme ambiant. Elle s’inscrit également dans l’avenir menaçant d’un dérèglement géo-climatique en voie d’aggravation. Ceux qui nous enjoignent de travailler plus et plus longtemps montrent à quel point ils ne saisissent pas les enjeux vitaux : il faut réduire massivement les flux de matière, de personnes et d’énergie en abaissant drastiquement un taux d’activité qui, dans l’esprit des décideurs actuels, ne sert qu’à augmenter la production et le PIB, donc à alimenter la catastrophe.

C’est dans ce nœud entre le politique, le climatique et l’intime que résident le désarroi et la colère de l’immense majorité de la population qui voit bien que la perte de temps est, comme on dit en médecine, «une perte de chance», individuelle et collective.

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